Depuis les années 1990, de plus en plus de théoriciens et écrivains sont invités à mettre la main à la pâte et à concevoir des expositions. Au risque de quelques écueils.
Visiblement, « l’amour de l’art » n’est plus seulement le titre d’un livre de Pierre Bourdieu. Écrit par le sociologue en 1966, l’ouvrage témoigne de l’intérêt constant des intellectuels pour l’esthétique. Toutefois, il s’agit là d’une réflexion théorique où l’écrivain n’a pas prétention à participer activement à l’évolution récente du domaine artistique.
Les choses ont changé depuis, et tout porte à croire que les penseurs sont de plus en plus fascinés par le monde du visible, lequel, à son tour, est devenu le lieu de visibilité par excellence. Quelques dates : en 1990, à l’occasion de la « Carte blanche » qui lui est donnée par le Louvre, le philosophe Jacques Derrida met en scène l’exposition « L’autoportrait et autres ruines », devenue depuis une référence. En 1998, c’est à la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva de méditer, toujours autour de la tête, mais dans une version décapitée : « Visions capitales » (Parti pris). Une tradition est ainsi inaugurée, dans laquelle vont s’engouffrer des écrivains comme Toni Morrison et Jean-Philippe Toussaint ou le réalisateur et scénariste Patrice Chéreau.Cette ouverture vers la « société civile », pour utiliser un terme employé par les hommes politiques, apporte-t-elle du nouveau dans l’univers muséal ?
Sans doute, la rencontre entre les intellectuels et les conservateurs (il s’agit souvent d’un effort partagé, voir le couple Marie-Laure Bernadac/Julia Kristeva) est un plus. Il est probable que, malgré la formation très complète en histoire de l’art des décideurs de la programmation, les propositions des intervenants qui portent un regard venu d’ailleurs constituent un moyen de produire des éclairages inattendus.
Ainsi, quand l’ancien garde des Sceaux et défenseur de l’abolition de la peine de mort, Robert Badinter, fut à l’origine d’un projet qui eut pour thème « Crime et châtiment » (2010), son parcours personnel fut un atout indiscutable. Dans ce cas, toutefois, les rôles ont été clairement distribués. C’est Jean Clair, l’historien de l’art reconnu, qui fut le responsable du choix des œuvres et de leur présentation dans l’espace du Musée d’Orsay. La part de Badinter se limita à un article dans le catalogue (pertinent, mais fondé essentiellement sur des connaissances littéraires) et à la présence d’une vraie guillotine qui trônait symboliquement à l’entrée de l’exposition.
Ailleurs, quand Jean-Luc Nancy fut en charge de « Le plaisir au dessin » au Musée des beaux-arts de Lyon (2007-2008), sa contribution se révéla bien plus importante. De fait, le parcours de cette manifestation suivit fidèlement la réflexion du philosophe, qui développa une véritable thèse concernant cette pratique artistique. Autrement dit, il faut éviter que les artefacts ne deviennent un prétexte pour asseoir une théorie qui ignore parfois les enjeux de la création, surtout quand il s’agit de production plastique contemporaine.
Les autres dangers qui guettent les expositions portant l’empreinte d’un intellectuel est le mélange des intuitions fulgurantes ou les raccourcis interdisciplinaires étonnants, sans compter les lieux communs et autres portes ouvertes enfoncées.
Le jeu en vaut parfois la chandelle. Dernier événement en date, certainement le plus spectaculaire : « Les aventures de la vérité. Peinture et philosophie : un récit », orchestré l’été dernier par Bernard-Henri Lévy avec, à ses côtés, le directeur de la Fondation Maeght, Olivier Kaeppelin. On a pu y voir, certes, des sections qui trahissaient des lacunes dans la connaissance de l’évolution de la pensée artistique récente, mais l’originalité d’autres parties devait beaucoup à un esprit philosophique curieux et inventif. Signalons enfin les électrons libres. Le cas de Georges Didi-Huberman, qu’on présente désormais comme philosophe de l’art, est indiscutablement le plus notoire. « Histoires de fantômes pour grandes personnes » au Fresnoy, à Tourcoing, en 2012, qui s’inscrivait dans la lignée de son travail sur l’Atlas d’Aby Warburg, était un bel exemple de cette complémentarité.
Si le monde de l’art reste fasciné, il est également méfiant face aux personnages venant de l’extérieur. Les conservateurs sont parfois attirés par le « buzz » que déclenche l’arrivée de telles personnalités, mais se sentent en même temps menacés par leur aura médiatique. Est-ce pour cette raison que, très tôt, le plus fameux parmi les conservateurs, Harald Szeemann, a créé « L’Agence pour le travail intellectuel à la demande », comme une façon de marquer le terrain ?
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Les intellectuels commissaires
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°403 du 13 décembre 2013, avec le titre suivant : Les intellectuels commissaires