Le succès grandissant des voyages culturels suscite les convoitises. Depuis quelques années, les agences se multiplient, bien décidées à séduire les amateurs.
PARIS. "Nous voulions créer une entreprise, et le marché des loisirs culturels nous a semblé être une bonne opportunité", déclare François Labbé, co-fondateur de l’agence de voyages culturels Intermèdes. Cet ancien élève de l’École des mines s’est lancé dans l’aventure du tourisme culturel avec Michel Olivier, lui-même sorti de Polytechnique. Après un passage dans une société de conseil en entreprise, ces deux "jeunes loups" ont décidé d’investir, il y a trois ans, dans un secteur qu’ils connaissaient mal mais qui présentait l’avantage d’être en pleine croissance.
"Nombreux sont nos clients qui ont déjà beaucoup voyagé. Ils cherchent avant tout à découvrir différemment les pays qu’ils ont déjà visités", constate François Labbé. Les voyages culturels se distinguent des voyages organisés classiques par un encadrement assuré par un conférencier, le plus souvent spécialiste de l’histoire de l’art (lire encadré). "Il ne s’agit pas seulement de montrer des monuments et d’en être esclave. L’Égypte ne se réduit pas aux pyramides", explique Christian Marquant, directeur-fondateur de l’agence Clio et ancien professeur d’histoire. Au conférencier d’apporter les éléments de compréhension sur les civilisations. La journée de visite se termine souvent par un exposé, le soir à l’hôtel, avec des diapositives. Les groupes ne dépassent pas une vingtaine de personnes en moyenne. "C’est indispensable pour instaurer un dialogue avec le conférencier, et les visites doivent pouvoir se faire à pied. Imaginez la découverte du Marais, à Paris, en autocar ! ", ajoute Christian Marquant.
Situation de quasi-monopole
Créée il y a vingt ans, Clio a été pendant longtemps en situation de quasi-monopole. Certes, existait Le Monde et son histoire, mais la clientèle visée était différente. Cette agence très haut de gamme, fondée il y a 25 ans, est adepte des visites "avec permission particulière" dans des palais privés, en particulier en Italie. Une idée qu’Intermèdes a reprise dans son circuit des villas palladiennes en Vénétie. Il y avait aussi Assinter, ancienne association devenue entreprise de voyages culturels en 1975, spécialisée dans les voyages lointains et haut de gamme. Enfin, Arts et Vie, association culturelle de voyages née en 1955 et issue du monde enseignant. Mais cette association, qui fait voyager aujourd’hui 60 000 personnes par an, présente surtout des circuits organisés classiques, avec des accompagnateurs non rémunérés et formés par elle. Dans son catalogue hiver 95-printemps 96, Arts et Vie propose tout de même un forum peinture d’une semaine à Madrid, en mars, animé par des historiens de l’art. Une façon d’entretenir son image d’association culturelle.
Petits nouveaux
Clio ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée, depuis quelques années, de concurrents : "Le marché du tourisme culturel est tout de même restreint, estime Christian Marquant, mais selon lui, Clio a l’avantage d’être dirigée par des professionnels de l’histoire et de la culture". La liste des petits nouveaux s’étoffe en effet d’année en année. Sans tous les nommer, on peut citer Orients, fondé en 1989 par deux professionnelles du tourisme et spécialisé sur la Chine et l’Asie du Sud-Est. Korè Voyages, créé il y a cinq ans par un historien de l’art, propose des circuits en Europe. Ikhar, né en 1991, organise des voyages culturels lointains, haut de gamme et coûteux. Même les news magazines, attirés par ce secteur, présentent depuis peu des voyages culturels à leurs abonnés. Le Nouvel Observateur organise ainsi des voyages depuis 1993. Le succès aidant, le journal a fondé sa propre agence, Obs Voyages, en mars dernier.
Forte de son expérience, Clio continue aujourd’hui à dominer le marché du voyage culturel, avec ses 300 circuits organisés dans soixante pays, ses 15 000 voyageurs, son chiffre d’affaires de 120 millions de francs en progression de 10 % par an. Pendant longtemps, l’agence a existé sous forme d’association, mais depuis 1990, elle est devenue une entreprise à part entière. Ses concurrentes sont loin derrière et font voyager chacune 1 000 à 1 500 personnes en moyenne par an. Cependant, les fondateurs d’Intermèdes semblent bien décidés à ne pas en rester là.
Rien n’a été laissé au hasard, à tel point que le chiffre d’affaires de l’agence et le nombre de voyageurs relèvent du secret industriel. "Nous avons mis un an à étudier le projet avant de nous lancer dans l’entreprise. Nous avons rencontré des conférenciers, visité les hôtels, effectué nous-mêmes les parcours", explique François Labbé. "Nous voulons une logistique impeccable. Nous tenons d’autre part à ce que le rythme du voyage ne soit pas trop soutenu, pas plus de 150 à 200 km par jour. Les gens doivent avoir le temps de prendre leur repas à midi". Une volonté de réussir telle que Korè voyages s’est aperçue que la brochure d’Intermèdes présentait "beaucoup de ressemblance" avec la sienne, observe Brigitte Bréfort, responsable de production à Korè voyages.
Sans l’avouer ouvertement, Intermèdes met l’accent sur la principale faiblesse de Clio : les prestations hôtelières. Longtemps, Clio a été du "style prof en déplacement", selon un conférencier qui connaît bien l’agence. "On ne s’arrêtait qu’une demi-heure pour déjeuner à midi, sans prendre le temps de boire un café dans un village pittoresque, et on terminait une journée épuisante par une conférence le soir", ajoute-t-il. À ses débuts, Clio n’avait pas toujours des guides-conférenciers compétents. Il est vrai qu’ils n’étaient pas tous rémunérés. De son passé associatif, Clio a conservé un aspect austère. Décor minimaliste et désuet, chaises métalliques peu confortables, son espace clients ne respire ni le luxe ni le confort, et sa brochure ressemble plutôt à un journal d’association.
Catalogues à l’aspect soigné
Les petites agences qui sont nées ces dernières années sortent en revanche des catalogues à l’aspect soigné, en accord avec le prix des voyages. Les voyages culturels atteignent en effet facilement 15 000 francs par personne pour un voyage lointain de plus de quinze jours. La clientèle est donc aisée, plutôt d’âge mûr, et se recrute surtout parmi les professions libérales et les enseignants. Le Monde et son Histoire, Assinter ou Ikhar, dont les voyages coûtent en moyenne entre 20 000 et 22 000 francs, visent une clientèle encore plus fortunée, qui veut voyager confortablement et est prête à y mettre le prix. Les catalogues des agences de voyages culturels, pour la plupart, ne sont pas distribués dans le réseau des agences de voyages en France. Clio et ses concurrentes préfèrent fonctionner par le bouche à oreille ou faire de la publicité dans la presse spécialisée. "Nos produits sont trop pointus pour pouvoir être vendus par d’autres agences de voyages", estime Christian Marquant. Il a préféré ouvrir deux antennes, à Lyon et à Marseille, qui complètent celle de Paris.
Pour créer le contact avec la clientèle potentielle ou le maintenir, certaines agences mettent sur pied un programme de conférences toute l’année en France, et notamment à Paris. Intermèdes a créé un "Cercle Intermèdes", qui donne droit à un accès privilégié aux prestations de l’agence et à une réduction sur les conférences.
Il faut en effet réussir à se constituer un réseau de fidèles. Les destinations les plus rentables sont peu nombreuses, les gens préfèrant de plus en plus fractionner leurs vacances et ne partir que quelques jours. En Europe, l’Italie est une valeur sûre.
Des villes comme Prague, Vienne, Barcelone, Saint-Pétersbourg, Budapest rencontrent un grand succès et, cette année, peu d’agences font l’impasse sur l’exposition Vermeer à La Haye. Les voyages thématiques permettent de faire preuve d’originalité. Clio propose, par exemple, "Les grands maîtres de la peinture espagnole" ou "Sur les pas de Saint-François d’Assise". Pour se démarquer, les agences tentent aussi d’offrir de nouvelles destinations. Ainsi, cette année, l’Irak, qui s’ouvre à nouveau au tourisme, est inscrit dans les brochures de Clio et d’Ikhar. Et Mireille Rosengerger, directrice d’Ikhar, attend la réouverture de l’Afghanistan, "mais pour l’instant, il n’est pas prudent d’y aller", remarque-t-elle. Enfin, pour éviter une concurrence sauvage entre les agences, les coproductions se développent. "Nous avons quelques productions communes avec Orients, sur le Vietnam et la Syrie notamment", déclare Sybille Debidour, directrice d’Assinter.
"La transparence européenne en matière de tourisme reste à faire", estime Christian Marquant. Un conférencier français ne peut pas exercer son métier librement dans les pays du sud de l’Europe, l’Italie, l’Espagne, la Grèce. Les agences de voyages sont obligées de payer un guide local, malgré la présence de leur propre conférencier. La police est là pour délivrer des amendes aux resquilleurs.
Clio a pris l’habitude de demander au guide local de se taire en échange de ce "droit pour guider". "La Grèce est le pays européen le plus protectionniste. Il n’est pas possible de faire visiter les monuments par nos conférenciers français. Aussi faisons-nous appel aux services de deux universitaires grecs francophones", déclare Christian Marquant. Les pays anglo-saxons ont davantage la fibre européenne et laissent les conférenciers étrangers exercer librement. La France est à mi-chemin. Elle a mis en place une législation protectionniste mais, dans la pratique, la souplesse prévaut.
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Le tourisme culturel suscite les convoitises
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Abonnez-vous dès 1 €Conférencière depuis bientôt dix ans chez Clio, Catherine Leduc a débuté par l’intermédiaire de l’association des "Amis d’Hector Guimard", alors qu’elle était encore étudiante en histoire de l’art. Aujourd’hui, avec l’expérience, elle peut choisir les voyages qu’elle accompagne, notamment en Italie, en Syrie et en Jordanie. "À mes débuts, j’appelais des comités d’entreprise et je leur proposais de faire visiter le Sénat, les églises... ", explique de son côté Nicole Bianchina, conférencière depuis quinze ans. Depuis quelques années, elle collabore avec l’Obs Voyages. Titulaires du titre de "conférencière nationale" après avoir passé le concours organisé par le ministère du Tourisme, toutes les deux travaillent en indépendants. Les conférenciers sont payés entre 400 et 1000 francs net par jour de voyage, en fonction du voyage, du conférencier et de l’agence. Ils construisent eux-mêmes certains de leurs circuits. "Pour un programme que je compte proposer sur les villes d’art en Angleterre, je suis allée faire un repérage cette année", déclare Nicole Bianchina. Encore faut-il qu’il soit accepté par le directeur de l’agence : "J’ai mis trois ans à pouvoir réaliser un circuit architecture et musées à New York, Chicago et Washington", remarque Catherine Leduc.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : Le tourisme culturel suscite les convoitises