PARIS
Je l’appelais « mon cher maître » et lui me répondait « mon cher enfant ». Entre lui et moi il y avait autre chose qu’un simple rapport de maître à élève, quelque chose de filial, c’est évident, que sa mort n’a fait qu’accroître.
J’étais comme un orphelin, lorsqu’il s’est éteint, le 18 avril 1898, me voici tel un héritier, cinq ans plus tard, conservateur de ce qui est désormais un musée, cette maison où j’ai passé en sa compagnie tant de moments précieux. Conservateur : étrange fonction pour moi qui suis peintre, dira-t-on, et qui, de surcroît, tente sans cesse d’aller plus loin, plus profond dans ma propre voie, sans me laisser entraver par le passé. Mais justement, ce goût de la liberté, c’est à Moreau que je le dois, ce professeur qui jamais ne voulut que notre pratique ressemblât en quoi que ce soit à la sienne. On ne peut pas en dire autant de tous ses confrères à l’École des beaux-arts. Regardez Matisse, Marquet, Camoin et moi, trouvez-vous que nous lui ressemblions ? Il aurait tellement détesté ça, lui qui n’aimait que la singularité. Voilà, c’est pour cela que j’ai accepté de m’occuper de ce musée, afin de ne conserver qu’une chose : l’esprit de Moreau. Lui-même ne disait rien d’autre, dans son testament : « Je lègue ma maison sise 14, rue de La Rochefoucauld, avec tout ce qu’elle contient : peintures, dessins, cartons, etc., travail de cinquante années, comme aussi ce que renferment dans ladite maison, les anciens appartements occupés jadis par mon père et ma mère, à l’État, à cette condition expresse de garder toujours – ce serait mon vœu le plus cher – cette collection, en lui conservant son caractère d’ensemble qui permette toujours de constater la somme de travail et d’efforts de l’artiste pendant sa vie. »
C’est vrai, sa vie ne fut que travail. Il aimait ce mot, « travail », c’était même l’un des premiers qu’il m’avait adressé, lorsque je m’obstinais en vain à passer le prix de Rome : « Allons, que faites-vous dans cette galère, travaillez chez vous et pour votre propre compte ! » Ce qu’il aimait, c’était faire, et faire encore : peindre, créer, inventer un monde, sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Il me souhaitait un succès tardif, pour ne pas me laisser emprisonner dans le regard des autres. Et il n’est que de regarder sa maison, sa merveilleuse et incroyable maison, pour prendre la mesure de l’indépendance de cet homme qui ne rêvait que de se façonner un monde à soi.
Il était plus jeune d’esprit que beaucoup d’entre nous. Sa mort demeure pour moi un scandale dont je ne saurais me consoler. J’allais le voir jusqu’au dernier jour, continuant délibérément d’être son élève et de soumettre à son regard si juste la plupart de mes travaux. Il est mort comme il a vécu, le pinceau à la main. Il n’avait, faut-il le préciser, rien accepté qui pût alléger ses souffrances, et endormir son esprit. La lucidité était pour lui le propre du peintre.
J’ai eu tellement de chance. Nous avons eu tellement de chance. À ceux qui penseraient que je voulais un maître pour rester à jamais soumis, je répondrai par les mots de Matisse au sujet de notre cher professeur : « Dangereuse, son influence ? Et puis après ? Tant pis pour ceux qui n’ont pas assez de force pour la subir ! Ne pas être assez robuste pour supporter sans faiblir une influence est une preuve d’impuissance. » Je vous répèterai ce que je disais naguère à Guillaume Apollinaire : « Je n’ai, pour ma part, jamais évité l’influence des autres, j’aurais considéré cela comme une lâcheté et un manque de sincérité envers moi-même. Je crois que la personnalité de l’artiste s’affirme par les luttes qu’il a subies. » Je dois à Moreau d’être devenu Rouault.
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Le jour où... Rouault a pris en charge le Musée Moreau
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Abonnez-vous dès 1 €Du 27 janvier au 25 avril 2016, Musée Gustave Moreau, 14, rue de La Rochefoucauld, Paris-9e. Commissaires : Marie-Cécile Forest, Emmanuelle Macé et Samuel Mandin. musee-moreau.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : Le jour où... Rouault a pris en charge le Musée Moreau