Le Salon du meuble de Paris ouvre le 8 janvier prochain à la porte de Versailles. Entretien avec la designer néerlandaise Hella Jongerius, 40 ans, désignée « Créateur de l’année 2004 » par le Salon.
Sacrée « Créateur de l’année 2004 » par le Salon du meuble de Paris (lire le Journal des Arts n° 178, 10 octobre 2002), Hella Jongerius a ouvert son propre atelier, le Jongeriuslab, il y a trois ans, à Rotterdam. Professeur à la Design Academy d’Eindhoven, elle est, depuis la rentrée de septembre 2003, responsable du plus important département de l’école, baptisé « Man and Living ». Elle est également intervenue en tant que commissaire d’expositions, dans maints musées aux Pays-Bas, mais aussi au Crafts Council à Londres ou au Cooper-Hewitt Museum à New York. Parmi ses nombreux projets actuels, elle dessine une collection d’objets pour la firme Ikea, qui devrait voir le jour en 2005. Rencontre avec une créatrice au sourire éclatant.
Vous préparez actuellement une exposition pour le Salon du meuble de Paris. Abordez-vous ce type de lieu [destiné aux professionnels, NDLR] de la même manière qu’une galerie ou un musée ?
Il m’arrive d’avoir plusieurs expositions en même temps. La pertinence avec le lieu est donc une question que je me pose continuellement. À chaque fois, je dois réfléchir à ce qui est important de dire dans un lieu donné. D’autant que mon travail est tout sauf linéaire. Il est constitué de réseaux, de couches successives, d’histoires imbriquées… que je veux m’appliquer à montrer. Je constate néanmoins qu’il m’est plus facile de le faire au cœur d’une « plate-forme » culturelle comme un musée. Quoi qu’il en soit, lorsque je fais une exposition, je veux aussi me surprendre moi-même, sinon je m’endors.
La vraie question est : peut-on exposer le design ?
Effectivement et c’est une question ardue. Le danger permanent, lorsqu’on veut exposer le design, est celui de se retrouver dans un magasin d’objets. Il est très difficile, par exemple, de montrer une chaise dans un musée quand le visiteur ne peut s’asseoir dessus, alors que celui-ci pourra le faire, dès sa sortie de l’exposition, dans le premier magasin venu. Ce dilemme me pose question. Je cherche, mais je n’ai pas encore trouvé la solution. Peut-être n’y en a-t-il pas…
Dans quels domaines puisez-vous votre inspiration ?
Tout ce qui m’entoure m’inspire, aussi bien l’art que la rue. Mon travail consiste à explorer différents domaines (art, musique, littérature, etc.) afin d’en saisir quelques « fragments » et d’établir des liens entre eux et la création.
Le talent ne serait-il pas suffisant ?
Non. Aujourd’hui, tout le monde a des idées. Le talent seul ne suffit plus, surtout lorsqu’il est confronté au monde commercial. Dans mon entreprise [Jongeriuslab], il y a bien sûr des personnes qui s’occupent de la gestion quotidienne. Mais lorsqu’il faut écrire un texte de présentation pour un produit ou bien rechercher les meilleures usines ou les meilleurs modes de production, personne ne peut le faire à ma place. La conception pure et simple ne représente qu’une petite partie de mon travail. En clair, je passe 60 % de mon temps à être un chef d’entreprise. Certes, à l’arrivée, mes produits ont peut-être une apparence artistique, mais pour qu’ils existent, il faut en passer par là. Mon souhait serait évidemment de réduire ces 60 %, mais ce n’est, pour l’instant, qu’un vœu pieu.
Qu’est-ce qui motive votre créativité ?
Je ne suis pas une artiste. Ce qui m’intéresse, c’est l’usage, l’utilisateur, le processus industriel. Lorsque je commence à réfléchir sur un projet, je prends toujours en compte la fonctionnalité. Même si, à l’issue de l’expérience, cela n’aboutit pas toujours à un objet fonctionnel, comme c’est le cas avec mes assiettes brodées. Néanmoins, pour dessiner un produit, j’ai besoin d’une raison. Je pense que c’est la raison que je perçois en premier, que je « dessine » en premier, avant même de dessiner un produit. Ensuite seulement viennent les matériaux. Mais la raison peut aussi venir d’un matériau ou d’une technique, voire de la question d’un client. Dans tous les cas, derrière la demande du client, j’ai besoin de trouver la raison. Je m’interroge beaucoup. Pourquoi fabriquer ce produit ? Pourquoi est-ce à moi de le fabriquer ?
À ce moment précis, pensez-vous au marché ?
Je ne pense jamais au marché. Je suis mon propre marché. Mes clients me demandent d’être visionnaire et un visionnaire sait qu’il y a un marché. J’ai besoin de cette liberté pour créer. Mes clients le savent.
Votre démarche ne s’apparente-t-elle pas, alors, à celle d’un artiste ?
La création en design n’est pas la petite sœur de la création en art, à cause du lien économique fort qui existe avec le marché. D’ailleurs je pense que la création en design est appauvrie par la commercialisation. Mais c’est aussi un défi à relever : se débarrasser du système économique, ou, du moins, élever la création au-delà dudit système, sans toutefois que cela devienne de l’art.
N’avez-vous jamais rêvé d’être une artiste ?
Si, mais pour être honnête, je pense que je n’en ai pas le talent. Cela peut vous paraître stupide, mais l’une des raisons pour lesquelles je ne suis pas devenue artiste est que je suis quelqu’un de très pratique. Pendant mes études, je voulais absolument faire de l’art. Puis, progressivement, je me suis mise à questionner la fonctionnalité, le processus industriel… Mes interrogations ne venaient donc pas uniquement de l’intérieur de mon être, mais d’une volonté de confrontation avec des intervenants extérieurs. Bref, tout le contraire d’un artiste.
Le paradoxe n’est-il pas que nombre de vos acheteurs, à cause, notamment, du prix de vos créations, soient… des collectionneurs d’art ?
Évidemment, ce serait mieux si tout le monde pouvait acheter mes objets. Mais mener, comme je le fais, des recherches intensives, et être constamment en quête d’un nouveau langage, a un prix. Je n’y peux rien. C’est ma seule façon de travailler. Il n’est donc pas étonnant que mes acheteurs appartiennent à l’avant-garde. Et puis si l’argent suit, tant mieux. Cela me permet de faire tourner ma petite entreprise et surtout de pouvoir refuser les commandes stupides.
Vous semblez apprécier les mariages osés, en particulier entre les méthodes de l’artisanat et celles de la haute technologie…
Marier ces deux mondes différents est pour moi un défi. L’artisanat, on le connaît très bien. Mais on pense toujours que tout a été dit et fait sur lui. Or lorsque j’extrais certains éléments de cet artisanat – un dessin, une technique… – et que je les mélange avec un matériau ou une technologie actuels, j’invente quelque chose de neuf. C’est une manière d’utiliser l’histoire pour créer du contemporain. Pour moi, contemporain ne veut pas forcément dire nouveau, mais [désigne] plutôt quelque chose qu’on a jamais vu auparavant ou bien qui vous interpelle. Contemporain ne signifie pas un objet ou une forme, mais un langage abstrait. D’ailleurs, mon travail ne consiste pas à fusionner bêtement deux mondes opposés, mais à rechercher un langage nouveau.
Nombre d’objets inutiles sont, aujourd’hui, produits sous l’étiquette « design ». Les designers ne jouent-ils pas un rôle considérable dans l’avènement de cette société de consommation ?
Si. Nous sommes aujourd’hui dans une société de surabondance. C’est le côté noir du design, mais c’est aussi un signe des temps. On peut évidemment se battre contre, en tout cas nous y sommes confrontés. Je me sens responsable moi aussi de cet état de fait. Mais je pense que toute recommandation du genre « N’achetez pas autant ! » est inutile. À mon niveau, j’essaie de fabriquer des objets qui durent longtemps, non pas parce qu’ils ne cassent pas, mais parce qu’ils ont plus de valeur que le simple fait d’être beau ou utile. Une valeur sentimentale, peut-être, parce qu’on les aime, qu’on a eu des histoires avec eux et qu’ils nous ont apportés du bonheur. Je dessine des produits que les parents puissent transmettre à leurs enfants, ce que j’appelle les « nouvelles antiquités ». J’espère ainsi éviter le trop-plein d’objets et avoir un impact positif sur la société de consommation.
Ne trouvez-vous pas que, actuellement, l’on parle plus de l’image du produit que du produit lui-même ou de la manière dont il est fabriqué ?
Si. Aujourd’hui, les journaux veulent s’adresser à un public de plus en plus large. Et le design ne leur sert qu’à faire de belles pages. C’est juste de la décoration. Les journaux ne font que légitimer un objet, ou une exposition. La seule critique que l’on peut parfois y lire est de savoir si une couleur convient ou pas. Un peu pauvre, non ? Je regrette qu’il n’y ait pas de titres qui s’adressent aux professionnels, ni véritablement de journaux qui cherchent à développer une critique en design, comme elle peut exister en art ou en architecture. On sait pourtant que la critique contribue à renforcer une profession, en tout cas l’aide à s’affirmer. S’il n’y a pas de voix critique autour du travail des designers, ces derniers peuvent faire n’importe quoi. On aboutit alors à une situation désolante où c’est le consommateur qui, par son achat ou non d’un produit, fait en quelque sorte la critique. Cette situation est désastreuse.
Pensez-vous avoir plus de choses à dire aujourd’hui qu’à vos débuts, il y a dix ans, au sein du fameux collectif néerlandais Droog Design ?
Oui. À l’époque, Droog Design était, en Europe en tout cas, la seule voix du monde du design. Une voix de groupe. Mais ce n’étaient que des idées, des déclarations, des prises de position. Or une idée qui reste à l’état de joli prototype pour une exposition ne fait pas avancer les choses. Aujourd’hui, j’ai une plus grande maturité. Je sais désormais que, pour prolonger une idée, il faut la confronter aux systèmes de production, aux entreprises, au marketing. C’est très difficile, car une idée peut, à tout moment, faire l’objet d’un compromis. Mais c’est la seule manière de la faire aboutir.
Pensez-vous que le design a un rôle politique à jouer dans la société actuelle ?
Non. Le design est une toute petite « niche » [en français, dans l’entretien]. Bien sûr, on peut parler de l’utilisation de matériaux durables, de notre responsabilité envers la société. Mais le monde de l’argent, lui, n’attend pas. C’est la même chose pour la mode : a-t-elle un rôle politique dans la société ? Je ne crois pas. Si je répondais par l’affirmative, j’aurais tendance à dépasser mon rôle de designer. Ce qui ne m’empêche pas de gamberger. De toute façon, il y a toujours quelque chose à changer dans le monde.
À noter : la parution récente, aux éditions Phaidon, du livre Hella Jongerius, disponible uniquement en anglais, 39,95 euros.
- Salon du meuble, du 8 au 12 janvier 2004, Parc des expositions de la porte de Versailles, Paris. Rens. au 01 40 76 45 00. Journée accessible au public : le samedi 10 janvier, 11h-19h, entrée 10 euros. - Exposition « Sièges de collection », pavillon Métropole, niveau 0, 7-12 janvier, 11h-19h, entrée libre.
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Le design selon Hella Jongerius
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Abonnez-vous dès 1 €Le Salon du meuble de Paris offre, cette année, pléthore d’expositions de toutes tailles, en particulier ces deux petites scénographies consacrées aux lauréats de l’édition 2004. Ainsi, aux côtés de la Néerlandaise Hella Jongerius, désignée « Créateur de l’année », on retrouve le tandem münichois Konstantin Grcic – le designer – et ClassiCon – l’entreprise –, qui a décroché le Prix du nombre d’or, distinction qui « souligne une collaboration exemplaire entre un designer et un industriel ayant œuvré pour le meuble contemporain ». Le design manquant cruellement, pour l’heure, de vitrine officielle à Paris, sinon en France, le Salon du meuble 2004 fait en outre d’une pierre deux coups. D’un côté, il supplée l’institution publique en accueillant l’exposition intitulée « Sièges de collection », quelque 200 sièges issus de la collection publique du Fonds national d’art contemporain (FNAC). Cette présentation sera, en fait, une préfiguration de « Design en stock », première exposition de l’ensemble de la collection Design du FNAC, qui devrait se tenir au palais de la porte Dorée, à Paris, à l’automne 2004. Et, par la même occasion, le Salon surmonte son copieux gâteau commercial d’une cerise culturelle... Qui l’en blâmerait ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°183 du 19 décembre 2003, avec le titre suivant : Le design selon Hella Jongerius