Laurence des Cars, directrice scientifique de l’Agence France-Muséums, dévoile la politique d’acquisition du Louvre-Abou Dhabi.
L’exposition « Naissance d’un musée », qui se déroulera du 22 avril au 20 juillet au centre Manarat Al Saadiyat, à Abou Dhabi (Émirats arabes unis), présentera cent trente œuvres constituant le noyau de la collection du musée « Louvre-Abou Dhabi », dont l’ouverture est prévue fin 2015 sur l’île de Saadiyat. Parmi les pièces phares figure le Portrait de femme peint par Picasso en 1928, œuvre jamais exposée et révélée par un communiqué de presse le 14 mars. L’ouvrage Louvre Abu Dhabi, naissance d’un musée (coéd. Louvre/Skira Flammarion/Abu Dhabi Tourism & Culture Authority), paru le 3 avril, donne de son côté un aperçu des collections. Du Biface cordiforme datant entre 500 000 et 300 000 av. J.-C. à un corpus de peintures récentes de Cy Twombly, les œuvres rassemblées, que ce soit en archéologie, beaux-arts ou arts décoratifs, s’inscrivent dans la vocation d’un musée universel. Elles donnent aussi la mesure des enjeux du Louvre-Abou Dhabi. Laurence des Cars, commissaire de l’exposition et directrice scientifique de l’Agence France-Muséums, filiale du Louvre et de grands musées français, revient sur la constitution de la collection du Louvre-Abou Dhabi, l’une des missions de la structure.
Christine Coste : Dans les acquisitions du Louvre-Abou Dhabi, nombre d’œuvres sont emblématiques d’une époque, d’une civilisation, d’un mouvement artistique, ainsi, pour n’évoquer que la partie « Mondes modernes », Les Enfants luttant de Paul Gauguin, Jeune émir à l’étude d’Osman Hamdi Bey, Le Mobile, sans titre d’Alexander Calder, La Lectrice soumise de Magritte ou encore le « Décor pour le grand salon de l’appartement parisien de Lord Rothermere », conçu par Jacques-Émile Ruhlmann et incluant dix bas-reliefs sculptés sur bois de Louis Pierre Rigal. En nombre de pièces acquises, pensez-vous parvenir à un équilibre à l’ouverture du Louvre-Abou Dhabi avec les prêts français, fixés à trois cents ?
Laurence des Cars : Absolument. Le catalogue présente la collection dans son exhaustivité à la date de décembre 2012. Le nombre de pièces rassemblées s’élève à 460. En termes d’œuvres susceptibles d’être présentées en permanence, nous devons frôler actuellement les deux cents en incluant les rotations. Progressivement les articulations, les mises en résonance – que je préfère au terme de « dialogue » – se précisent, la difficulté de trouver une œuvre pouvant être compensée par un prêt français. Lors de ces quatre années d’acquisitions, nous avons composé avec l’état du marché de l’art, mais tenu compte aussi des questions de déontologie et de contextes politiques liés à de potentielles demandes de restitution. Les collections du Louvre-Abou Dhabi ne comptent aucune pièce mésoaméricaine par exemple. Nous sommes sur des achats sensibles qui ne peuvent s’envisager qu’à partir du moment où la provenance a été parfaitement identifiée ou parce que des contacts ont été pris avec les autorités du pays d’origine de la pièce. Nous avons accordé une attention toute particulière à la provenance des œuvres, qui ont toutes fait l’objet de travaux historiques très complets.
C.C. : Dans ces achats, ne vous êtes-vous pas retrouvés parfois en concurrence avec des musées en France, notamment avec le Louvre lors de l’acquisition de la Fibule de Domagnano (Ve s.) ?
L.d.C. : Nos logiques d’acquisition ne sont pas les mêmes. Quand vous commencez une collection d’un musée universel à partir de rien, vous essayez de construire de grands repères pour tenir le fil conducteur de l’histoire globale de l’art que vous allez raconter. Ce qui implique un choix très juste d’œuvres fortes alors que les musées nationaux en France complètent des collections déjà extrêmement riches. Ils cherchent le tableau, l’objet de tel artiste, de telle période. La politique d’acquisition du Louvre-Abou Dhabi a été menée en parfaite concertation avec mes confrères des Musées nationaux et en relation étroite avec la direction des Musées de France [service des Musées de France]. Nous travaillons en étroite collaboration avec le Centre Pompidou, le Quai Branly, le musée Guimet, la Bibliothèque nationale de France…, parfois consultés en expertise complémentaire. Mon rôle a été de prévenir tout conflit d’intérêts. De même que j’ai toujours été en liaison avec Richard Armstrong (le directeur du Solomon R. Guggenheim Museum) et l’équipe du Guggenheim-Abou Dhabi.
C.C. : Ces acquisitions, ajoutées à celles du Qatar ou du Guggenheim, n’ont-elles cependant pas participé à l’envolée des prix ?
L.d.C. : Depuis nos premiers achats en 2009, nous faisons au contraire extrêmement attention à ce que la constitution de la collection du Louvre-Abou Dhabi s’inscrive dans le cadre classique et normal des rapports entre musée et marché de l’art. Cela fait partie de nos missions. Nous avons d’ailleurs la réputation d’être très sévère sur cette question des prix. La collection du Louvre-Abou Dhabi est une collection publique et nationale. C’est le gouvernement d’Abou Dhabi qui achète pour les Émirats arabes unis, la logique d’achat est transparente.
C.C. : …mais fait toutefois preuve d’une grande discrétion sur les prix des œuvres achetées. Ces achats ne vous ont-ils jamais amenés à dépasser votre budget annuel d’acquisitions, d’un montant de 40 millions d’euros ?
L.d.C. : Non, nous l’avons toujours respecté.
C.C. : N’avez-vous pas été contraint, censuré, dans l’achat de telle ou telle pièce, notamment dans l’acquisition de nus ?
L.d.C. : Jamais. Prenez Vénus et nymphes au bain de Louis Jean-François Lagrenée ou Les Pugilistes, Creugas et Damoxène d’Antonio Canova : ces œuvres sont rentrées dans les collections. Car les autorités d’Abou Dhabi ont pour volonté de ne pratiquer aucune forme de censure dans la construction des collections. Et puis il y a l’esprit universel du projet, l’esprit de mise en regard des civilisations, des cultures, qui ne peut être limité dans la représentation artistique de tel ou tel sujet. Ceci étant acquis sur le plan politique, il reste la question de l’appropriation de ces œuvres, et plus généralement des œuvres du musée. Notre réflexion n’est pas simplement l’acquisition, elle se concentre aussi sur la médiation. Comment expliquer à un public local, régional, l’iconographie chrétienne par exemple ?
C.C. : Quel sera justement le public du Louvre-Abou Dhabi ? Que révèlent vos études menées dès le début du projet notamment en termes de volume de fréquentation et de profil des visiteurs ?
L.d.C. : Nous avons des chiffres, mais nous devons les revoir dans un contexte local et régional qui évolue très vite ; les études qui seront menées au cours de l’exposition « Naissance d’un musée » permettront d’avoir des projections plus justes. Quoi qu’il en soit, entre le début du projet et aujourd’hui, une vraie appétence émirienne est apparue, notamment auprès de la population la plus jeune, la plus féminine aussi. Doublé d’un sentiment de fierté que le Louvre soit à Abou Dhabi et qu’il soit un lieu exceptionnel. Cette émergence d’un public local, régional, contrebalance la critique d’un musée essentiellement fréquenté par des touristes.
C.C. : La vision d’un musée de riches pour les riches serait-elle erronée ?
L.d.C. : Je ne souscris pas à cette formule. Nous ne faisons pas un musée pour une élite. Ce n’est pas la vision du musée que l’on a en France ni celle qui est dans les gènes du Louvre. Le Louvre-Abou Dhabi est un projet national, à destination de toutes les populations des Émirats arabes unis. Il n’est pas seulement un projet d’Abou Dhabi. Ce musée est porteur d’autre part d’une vision partagée par l’ensemble du territoire émirien. C’est une immense satisfaction de voir la curiosité, la tolérance qu’il suscite. Je ne connais pas beaucoup de jeune État arabe qui ait aujourd’hui cette audace, ce courage. La population suit et nous oblige en termes de médiation à sensibiliser d’ores et déjà les scolaires à ce qu’est une œuvre d’art. Dans le cadre de l’exposition, des ateliers et un parcours pour enfant seront ainsi programmés, des outils de médiation visuelle seront également testés.
C.C. : Le turn-over important des employés hautement qualifiés constaté de manière générale dans les pays du Golfe ne sera-t-il pas à terme un problème pour le Louvre-Abou Dhabi ?
L.d.C. : C’est pour cela qu’a été initié le master professionnel d’histoire de l’art et métiers des musées, en collaboration avec l’université Paris-Sorbonne-IV, l’École du Louvre et l’université Paris-Sorbonne-Abou Dhabi, seule formation actuellement proposée dans les pays du Golfe. Il est important pour nous de constituer un futur vivier pour le Louvre-Abou Dhabi, mais pas seulement pour lui. Certes ces transferts demandent de l’expérience, du temps. Après les études et le diplôme, il faut bien dix ans de parcours professionnel à un conservateur pour s’aguerrir. Former à la régie des œuvres, à la médiation, la restauration, etc., sont des processus longs. D’où l’intérêt de l’accord intergouvernemental qui s’est inscrit dans le temps.
C.C. : Imaginez-vous un conservateur ou un autre type de profil à la direction du Louvre-Abou Dhabi ?
L.d.C. : Pour ma part, un profil de conservateur s’impose.
C.C. : Tenez-vous à diriger ce projet jusqu’à son ouverture ?
L.d.C. : Participer à la naissance d’une institution et d’une collection constitue un événement rare, et qui deviendra encore plus rare dans cette période de crise. Nous avons donc tous envie d’assister à l’ouverture !
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Laurence des Cars : « le nombre de pièces acquises à ce jour par le Louvre Abou Dhabi s’élève à 460 »
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°389 du 12 avril 2013, avec le titre suivant : Laurence des Cars : « le nombre de pièces acquises à ce jour par le Louvre Abou Dhabi s’élève à 460 »