Art contemporain

Julia Garimorth et Maria Stavrinaki : « Montrer la multiplicité de positions face au nucléaire »

Par Anne-Charlotte Michaut · L'ŒIL

Le 26 novembre 2024 - 1397 mots

Dans le contexte géopolitique tendu actuel, l’exposition « L’âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire » résonne étrangement. Les deux commissaires qui ont conçu le parcours au Musée d’art moderne de Paris expliquent leur travail pour restituer la complexité du sujet par les œuvres et l’imaginaire pluriel des artistes.

Quelle est la genèse de l’exposition « L’âge atomique » ?

Maria Stavrinaki  : On a commencé le projet il y a environ quatre ans, bien avant que l’imaginaire destructeur du nucléaire militaire redevienne actuel avec la guerre en Ukraine et le film Oppenheimer [de Christopher Nolan, sorti en France en 2023]. L’idée de l’exposition découle d’une réflexion sur le temps de la modernité, mais également du constat d’une lacune dans l’histoire de l’art et des expositions : les représentations de l’atome par les artistes, depuis l’invention de la radioactivité à la fin du XIXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui. Il y a eu quelques expositions aux États-Unis ou en Espagne sur la bombe atomique, mais aucune n’a porté jusqu’à présent sur l’importance historique de l’imaginaire artistique de l’atome, de la bombe ou du nucléaire.

Dans le contexte actuel, comment avez-vous abordé ce sujet si compliqué ?

julia garimorth : L’actualité a été omniprésente tout au long de la préparation de l’exposition. Notamment le Prix Nobel de la paix récemment décerné à Nihon Hidankyo, l’association japonaise des survivants des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki dont nous montrons une sélection de dessins réalisés par les « hibakusha », les survivants des bombardements. La menace nucléaire et la dissuasion ravivée par la guerre en Ukraine ont aussi constitué une sorte de toile de fond de nos réunions de travail. Néanmoins, nous avons toujours essayé de choisir les œuvres avec recul, sans jamais nous laisser emporter par les Événements courants.
m. s. :  La situation géopolitique actuelle se voit concrètement par le vide dans l’exposition : elle a eu un impact jusque dans sa production même. S’il n’y avait pas la guerre contre l’Ukraine, on aurait pu avoir des prêts russes et des œuvres ukrainiennes sur Tchernobyl. Tout cela est devenu impossible. De plus, cette guerre, cette agression latente et radicale, rend ce contexte destructeur très présent, physiquement mais aussi moralement. D’une certaine façon, l’actualité vient rappeler ce qui était une réalité permanente durant la guerre froide. Néanmoins, je pense qu’une exposition ne doit pas toujours être instrumentalisée. Dans des situations de crise comme aujourd’hui, on a besoin de la distance de l’histoire pour comprendre ce qui s’est passé et ce qu’il se passe.

Vous avez choisi « les artistes à l’épreuve de l’histoire » comme sous-titre de l’exposition. Était-ce un moyen d’affirmer ce recul nécessaire, Cette distance critique ?

j. g.  - Il était important pour nous d’annoncer d’emblée, dans le titre, ce nouvel « âge » que nous vivons aujourd’hui et qui a commencé, selon le philosophe Günther Anders, le 6 août 1945 avec le largage de la bombe sur Hiroshima. Puis, nous souhaitions mettre en avant les artistes, car c’est leur regard sur l’histoire et leur manière d’y réagir dont il est question ici.

Vous parlez beaucoup d’« imaginaire », est-ce que celui-ci peut être décorrélé des considérations Politiques Sur le nucléaire ?

M. S. -  On a voulu montrer la multiplicité de positions face au nucléaire : la fascination, l’instrumentalisation, l’engagement… Certains artistes sont vraiment obnubilés par la physique, ou par la réalité politique, et en font le centre de leur pratique, tandis que d’autres s’y intéressent parmi d’autres choses. Salvador Dalí ou le Movimento nucleare reviennent au nucléaire de manière extrêmement obsessionnelle par exemple, alors que le Danois Asger Jorn l’aborde de plusieurs points de vue. C’est un homme de gauche très engagé, proche des situationnistes, qui est absolument contre le nucléaire en tant que réalité politico-militaire. Pour autant, en tant qu’artiste qui s’intéresse au cosmos, il est fasciné par la physique nucléaire. Beaucoup d’artistes ont également été sensibles à la lutte anti-nucléaire, comme le Britannique Richard Hamilton ou l’Américaine Nancy Spero.

Comment avez-vous pensé l’articulation entre art, politique et science, entre les œuvres et les Éléments documentaires ?

J. G. -  Un sujet aussi complexe que l’âge atomique se devait d’être extrêmement bien documenté, tant sur le plan historique que scientifique. Grâce à la récente déclassification de nombreuses archives relatives au nucléaire, nous avons pu rassembler une documentation en grande partie inédite. Le défi était d’articuler cette documentation avec les œuvres. Pour aider le public à se repérer, nous avons opté pour un principe scénographique très simple : les murs sombres accueillent les éléments documentaires, tandis que les œuvres d’art sont exposées sur les murs blancs. L’imbrication de la science, de l’Histoire et de l’art est au cœur du projet, et certaines œuvres l’expriment par elles-mêmes : certaines sont des réactions directes à des faits historiques et s’appuient sur de la documentation comme source, tandis que d’autres ont une relation plus indirecte, voire abstraite, avec l’Histoire.

Vous avez choisi une approche ouverte du sujet, en intégrant aussi des éléments de culture populaire ou en abordant la question de l’architecture. Pouvez-vous expliquer votre conception de la salle sur les abris et les centrales, en particulier ?

M. S. : Il est impossible de penser une exposition sur l’atome et le nucléaire, sans montrer ce qui constituait le vécu quotidien des Américains et des Soviétiques pendant la guerre froide, à savoir les essais nucléaires, et l’apprentissage de la protection face à la menace. La salle sur les abris et les centrales tente de montrer que c’était une propagande banale. Il y avait cette incroyable tension, au cœur de la logique de la dissuasion : la bombe devait être l’exception même mais, en même temps, il fallait montrer que ça pouvait arriver à tout moment, d’où l’importance de l’abri antiatomique. En contrepoint, il y a les centrales nucléaires monumentales : qu’y a-t-il de plus banal aujourd’hui dans le paysage qu’une centrale nucléaire ?
j. g. -  Cette sous-section intitulée « La nucléarisation du monde » démontre comment le nucléaire est devenu une réalité banalisée, immiscée dans notre vie quotidienne et la nature.

Avec un tel sujet, on aurait pu s’attendre à des images chocs, or ce n’est pas le cas. Avez-vous volontairement évité de montrer Des Images trop dures ?

J. G.  - Nous ne voulions pas faire du sensationnel, mais faire appel à l’imagination. Au début de l’exposition, vous trouverez une photographie anonyme qui montre l’ombre d’un corps irradié par la bombe sur le sol. C’est justement l’absence de ce corps qui laisse place à l’imagination de chacun, bien Plus qu’un corps brûlé.
m. s. : La question du spectacle est un objet critique pour nous, ce n’est pas notre moyen. Après Hiroshima, on ne peut que se taire.

Certaines œuvres évoquent directement la question du corps abîmé, morcelé, notamment le Grafted Garden De Tetsumi Kudo (1971)…

M. S. : Tetsumi Kudo fusionne l’imaginaire de la bombe, par le morcellement, et l’imaginaire écologique. Il n’y a pas de dissociation entre deux réalités : celle de la déflagration de la bombe, de la destruction immédiate, et celle de la contamination lente. Il fait de la mémoire de ce traumatisme radical de la conscience japonaise le substrat de son inquiétude écologique. En face de cette œuvre sont présentées les Thanatophanies d’On Kawara (1955-1956) : des corps complètement détruits par la catastrophe, ou mutants.

Le catalogue de l’exposition est très particulier. Comment l’avez-vous conçu ?

M. S. : Avec l’équipe des éditions, on était toutes d’accord : on ne voulait pas faire un « beau livre » pour ce sujet. On a voulu faire un objet qui réponde au standard du catalogue d’exposition, mais qui puisse aussi être un déclencheur de futures recherches. C’est un livre très dense, avec beaucoup de textes, chacun apporte une expertise, une rigueur scientifique.
C’est une première cartographie qui rassemble des œuvres d’art (certaines qu’on n’a pas pu montrer dans l’exposition), des documents, une chronologie et un appareil bibliographique important. Le livre s’ouvre avec un texte de Maylis de Kerangal qui s’intéresse à l’imaginaire écologique. On a invité de nombreux auteurs : des historiens des sciences, de l’art et de l’architecture, des philosophes… Pour finir, on a donné la parole à des artistes actuels : les Américains Robert Barry, Jim Shaw, les Français Natacha Nisic, Julian Charrière et L’allemande Susanne Kriemann.
j. g. : Il était très important pour nous que les textes, bien que rédigés par des scientifiques et des spécialistes du nucléaire, soient accessibles à tous les lecteurs. Nous proposons donc plusieurs niveaux d’entrée, dont une chronologie très complète et les réflexions de plusieurs artistes présents dans l’exposition sur le sujet.

Julia Garimorth et Maria Stavrinaki
sont les deux commissaires de l’exposition « L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire ». Julia Garimorth est conservatrice en cheffe, et responsable des collections contemporaines au Musée d’art moderne de Paris et Maria Stavrinaki est professeure en histoire de l’art contemporain à l’université de Lausanne.
À voir
« L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire »,
Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président Wilson, Paris-16e, jusqu’au 9 février 2025, www.mam.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°781 du 1 décembre 2024, avec le titre suivant :  Montrer la multiplicité de positions face au nucléaire

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