Jean-Michel Alberola, la beauté éclatée

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 octobre 2004 - 842 mots

Faisant fi des effets de mode, Jean-Michel Alberola aborde une réflexion sur l’art et
ses implications sociales et marchandes.

Les Asiatiques sont, on le sait, de nature peu expansive. À l’exaltation, ils préfèrent la concentration ; à la surenchère, la retenue et à la logorrhée, le silence. Paradoxe d’une société qui, tout en cultivant traditions, us et coutumes, ne manque pourtant pas de proliférer, de se moderniser et de se mondialiser. Si on peut les penser quelque peu à l’étroit sur leur île, c’est que l’image que l’on a des Japonais est essentiellement urbaine. Suffit de se perdre un peu dans la campagne – laquelle est souvent montagneuse – pour prendre toute la mesure d’un espace élargi, serein et réfléchi. C’est certainement cela qui a plu à Jean-Michel Alberola quand il a été invité à participer à la Triennale d’Echigo-Tsumari en 2003, à deux cents kilomètres à l’ouest de Tokyo, dans la préfecture de Nigata.
Alberola a décidé d’intervenir dans un petit village de pas plus d’une dizaine d’âmes et d’y concevoir un petit bâtiment qui pourrait leur servir de salle commune. Les Asiatiques ne sont pas de nature expansive, l’artiste non plus. Il ne pouvait donc que se trouver bien avec eux, et c’est ce qui s’est passé. La photographie qui le montre ici, lors de l’inauguration de son bâtiment recouvert à l’intérieur de murs peints, en est une bonne illustration. Alberola salue la doyenne du village, la remercie de son accueil, lui dit toute la joie qui a été la sienne de vivre avec chacun d’eux au cours des nombreuses semaines où il a séjourné là-bas pour travailler. Non point assaut de politesse mais total respect ; non point condescendance mais estime réciproque. Faute de pouvoir dire son contentement, Alberola prend la main de son interlocutrice entre les siennes et la serre fort. Un regard échangé, tout est dit. On comprend alors la sainte horreur de cet homme pour le téléphone et le luxe qu’il se paie de ne pas en avoir. L’agacement aussi qu’il éprouve face à cette déviance de nombreux médias qui préfèrent parler des artistes et de leur vie plutôt que de leur art !
D’origine espagnole, né en 1953 à Saïda en Algérie, Jean-Michel Alberola, qui vit et travaille à Paris, est apparu sur la scène artistique au début des années 1980 dans un contexte qui était porté par un retour à la peinture et au métier. S’il a participé à la plupart des manifestations qui sanctionnèrent celui-ci sous le label par trop ambigu de figuration libre, l’artiste n’en a jamais pris en compte, préférant de beaucoup le terme de peinture cultivée et développant toute une réflexion sur l’art au regard de ses implications tant socialisantes que marchandes. Nourri des mythes fondateurs d’une histoire de l’art à laquelle il est très attaché, fasciné par les deux grands Marcel – Duchamp et Broodthaers – qui ont tourné et retourné la modernité dans tous les sens, porté par tout un monde de réminiscences esthétiques intercontinentales, Alberola décline une œuvre résolument singulière qui fait fi des effets de mode. Sans autre souci que d’interroger le regard, de mettre en branle la pensée et de jouer du pourquoi et du comment de l’art, la démarche de l’artiste balance entre référence et citation, figuration et abstraction, doute et certitude, dit et non-dit, pur plaisir pictural et prise de tête conceptuelle.
Du Bain de Diane et de Suzanne et les Vieillards au Capital de Karl Marx, le trajet n’est pas des plus évidents. C’en est un pourtant parmi ceux qui structurent l’œuvre complexe et rhizomatique du peintre. Ici, l’irrésistible nécessité d’une confrontation à l’histoire dans la passionnante problématique d’une révélation et l’espoir d’une complicité ; là, le jeu d’une plus-value sous la forme d’une vente-performance des huit tomes de l’ouvrage culte de toute économie contemporaine. Un trajet d’autant moins évident que l’artiste s’octroie toute sortes d’errances, en « extension de la vision latérale », comme il en est de ces derniers travaux : murs peints aux grands aplats colorés, aux figures plus ou moins informes et aux segments de textes souvent abscons ; papiers peints faits à partir de fragments de journaux économiques ; reliquaires constitués de petites boîtes aux tableautins elliptiques ; peintures abstraites déduites d’images pop art comme si, après ses déclinaisons sur Le Nain ou Watteau, la mémoire du peintre se raccourcissait. Et c’est sans parler de son amour des livres dont il multiplie les éditions choisies, une autre façon de faire de la peinture à côté. Intitulées Celui qui se construit IV (constellation) et Celui qui se déconstruit (Pétard chinois), deux des toutes dernières toiles d’Alberola offrent tout un monde étrange de corps et de paysages qu’il n’est pas aisé de distinguer.
« La beauté sera explosante, fixe, érotique, voilée, magique, circonstancielle ou ne sera pas », disait en son temps André Breton. Jean-Michel Alberola quête après une certaine forme de beauté, une beauté éclatée.

« Jean-Michel Alberola – “Chez Daniel”? », PARIS, galerie Daniel Templon, 30 rue Beaubourg, IIIe, tél. 01 42 72 14 10, 10 septembre-23 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Jean-Michel Alberola, la beauté éclatée

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