Installé à Genève, Jan Krugier compte parmi les figures majeures de la scène marchande internationale. Passionné de dessin, il a constitué avec son épouse, Marie-Anne Poniatowska, une remarquable collection qui couvre cinq siècles d’art occidental.
D’où vous vient ce goût et cette passion pour l’art ?
Je dois tout à mon père qui était un collectionneur très modeste mais passionné. C’est lui qui m’a appris à regarder un tableau, notamment à travers les reproductions en noir et blanc des petits livres publiés par Braun. Il mettait des calques sur les reproductions et il m’expliquait le nombre d’or, la ligne de fuite, le froid, le chaud, le clair-obscur.
Votre goût pour le dessin ne s’est-il pas forgé alors du fait que ces reproductions étaient en noir et blanc, faisant donc ressortir encore plus le graphisme et les valeurs des images que vous étudiiez ?
Non, pas vraiment, même si en utilisant le principe des calques, tout passait en effet par le dessin : les lignes, les masses, les dominantes… Mais, avant d’y consacrer ma vie, mon goût pour l’art est passé par des périodes extrêmes. Quand la guerre a éclaté et que j’ai vu les soldats nazis entrer chez nous et tout voler, j’ai commencé par détester l’art. L’enfant que j’étais ne comprenait pas que la toile ou la commode que mon père chérissait tant n’éclataient pas. Qu’elles se laissaient prendre, en quelque sorte, tout simplement. Que tout partait comme ça, sans protestation.
À la fin de la guerre en 1945, j’ai été accueilli à Zurich par une femme remarquable, Margaret Bleuler, que je considère comme ma deuxième mère ; sa famille et elle-même collectionnaient Hodler, Amiet, Balthus entre autres. Je retrouvai donc le climat artistique de mon enfance, ce lien avec mon père disparu. Cependant, il m’était impossible de regarder une œuvre d’art tant était profonde ma révolte ; le rejet était total.
Cet état d’esprit a-t-il duré longtemps ?
Environ un an. Le déclic s’est produit lorsque j’eus la chance de rencontrer Martin Buber, le grand philosophe d’origine allemande. Avec des mots et des gestes simples et authentiques ainsi qu’une patience infinie, il m’aida à dépasser les épreuves que j’avais vécues, à apaiser ma révolte, à retrouver enfin une identité et cet amour de l’art qui transcende ma vie. Je décidais donc de faire des études artistiques et d’arts appliqués, à la fameuse Kunstgewerbeschule de Zurich, sous la tutelle de Johannes Itten, un des maîtres du Bauhaus.
Ce dernier m’aida beaucoup.
Lors d’un séjour dans les Grisons où j’avais un atelier, j’ai rencontré Giacometti ; son amitié fut déterminante et, à la fin de 1948, je suis venu m’installer à Paris. Après un passage tragi-comique dans l’atelier d’André Lhote, je me suis mis à travailler seul, et, pour subvenir au moins partiellement à mes besoins, j’ouvris mon atelier de la cité Falguière à quelques élèves. Malgré toutes les difficultés de l’après-guerre, ce fut une expérience exaltante et très fertile. Je retrouvais Giacometti et je rencontrais des artistes tels que Nicolas de Staël, Charchoune et bien d’autres.
Viviez-vous alors de votre peinture ?
Non. Aussi, faute d’y parvenir tout autant que pour échapper au « monologue devant la toile blanche », je suis retourné en Suisse et suis devenu conseiller artistique de diverses institutions. En 1955, je me suis associé avec Jacques Bénador puis, sept ans plus tard, j’ai ouvert ma première galerie Krugier & Cie. C’est à cette époque que j’ai vraiment débuté ma carrière de marchand en exposant Bram Van Velde, Giacometti, Morandi – dont c’était la première exposition à l’étranger – puis en faisant des expositions thématiques – « Dada », « Futurisme », « Bonjour Monsieur Courbet ». J’ai continué cette activité en ouvrant la Galerie Jan Krugier à partir de 1972
Par rapport à l’intérêt que vous portez au dessin, on peut supposer que votre relation d’amitié avec Giacometti a dû être décisive.
Elle a même été essentielle. Je l’ai souvent vu au travail. Ce qui me frappait quand il faisait un portrait, c’est qu’il commençait toujours par les yeux ; mais ce qui était sans doute encore plus terrifiant pour lui, c’était l’angoisse qu’il avait de faire quelque chose. Il avait toujours près de lui soit un marteau, soit un couteau pour détruire la sculpture ou la peinture qu’il avait commencée. Il était obsédé par l’idée de dépasser le stade du faire et rien ne l’inquiétait plus que d’y parvenir.
À propos de dessin, vous avez constitué depuis 1972 une collection de dessins tout à fait exceptionnelle qui compte quelque six cents pièces et qui couvre cinq siècles de création artistique, tous styles et toutes techniques confondus. Qu’est-ce qui vous intéresse donc tant dans le dessin ?
Ce que j’ai appris chez Alberto : on ne peut pas tricher avec le dessin car c’est le premier cri. La toile, vous pouvez corriger, refaire ; les repentirs sont toujours possibles. Dans un dessin, on voit tout. C’est ça qui me bouleverse. Il y a dans le dessin quelque chose d’unique, un côté… comment dire… « to be or not to be ». Le dessin a à voir avec l’être.
Êtes-vous plus sensible à un type particulier de dessins ?
Ils m’intéressent tous, quels qu’ils soient, pourvu qu’ils soient de qualité et qu’ils témoignent de cette dimension de l’être. Toutefois les dessins préparatoires me bouleversent peut-être davantage parce qu’on sent le cheminement. Je le redis : on ne peut pas tricher avec le dessin. Regardez Michel-Ange, Raphaël et les autres, tout y est ! On sent tout.
Pourquoi avoir voulu faire une collection si étalée dans le temps ?
Parce que nous sommes toujours à la recherche de nos traces. Nous sommes des enfants des traces. Nous sommes nous-mêmes traces. L’empreinte de nos pieds est beaucoup plus importante que nos pieds mêmes. Dans le sable, elle est bouleversante. Tout est là. Comme dans les grottes de Lascaux… Je suis quelqu’un de très attaché à l’idée de mémoire. C’est pourquoi quand j’ai commencé à monter des expositions thématiques, j’ai cherché à présenter en même temps des œuvres d’art moderne et des œuvres d’art ancien. Le dessin a ceci de spécifique qu’il dépasse tous les problèmes esthétiques. C’est presque un geste sacral. Même chez les maniéristes, qui ont un dessin pourtant plus élaboré, cela est flagrant ; de même au xixe siècle qui est un moment de grande renaissance du dessin. Chez Ingres, par exemple, on est facilement irrité par un certain classicisme, mais en même temps on est bouleversé par son
savoir-faire.
Dans la production artistique contemporaine, le dessin vous donne-t-il autant de joie ?
Franchement, non ! Mon épouse et moi-même sommes en train de créer une fondation pour accueillir notre collection et nous voudrions qu’une bourse y soit instituée qui serait destinée aux artistes s’intéressant vraiment au dessin afin de leur faciliter études et vie quotidienne. Nous vivons une terrible époque qui est en pleine décadence. C’est le royaume de la spéculation et des manipulations de toutes sortes et puis, je dois l’avouer, il y a tout ce monde virtuel de l’informatique et des technologies nouvelles qui pénalisent considérablement le côté vécu du dessin.
Il n’y a donc aucun artiste à vos yeux qui résiste à cette situation ?
Balthus me disait qu’à part Picasso, ils étaient quatre à avoir marqué leur période : Giacometti, Bacon, Music et lui-même. Il ne reste plus que Music qui est un immense artiste et avec lequel je partage une histoire très douloureuse qui porte tout son travail. Ce sont là des artistes essentiels. Des personnalités comme Sam Szafran ou François Rouan me paraissent appartenir à la même famille mais les critères d’appréciation artistique ont aujourd’hui complètement changé, et pouvoir faire quelque comparaison que ce soit n’est pas sûr.
Genève, galerie Jan Krugier, Ditesheim & Cie, 29-31 Grande Rue, tél. 00 41 (022) 310 57 19.
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Jan Krugier, l’être et le dessin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Jan Krugier, l’être et le dessin