Ex-industriel du textile, l’Italien Giuliano Gori, 81 ans, est le fondateur du parc de sculptures de la Villa Celle, à Santomato di Pistoia, à une trentaine de kilomètres au nord de Florence, ouvert à l’été 1982.
Avec des pièces signées Robert Morris, Sol LeWitt, Daniel Buren, Richard Serra ou Dani Karavan, le lieu est devenu l’un des parcs de sculpture majeurs en Europe. Alors que s’achève à la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence, l’exposition d’une partie de sa collection (lire le JdA no 370, 25 mai 2012), la Villa Celle fête ses 30 ans en juin (1). À l’occasion de cet anniversaire, Giuliano Gori répond à nos questions.
Christian Simenc : Outre les installations en plein air, vous avez aujourd’hui accumulé une série d’œuvres à faire pâlir d’envie plus d’un conservateur : Braque, Picasso, Léger, Dubuffet, Chagall, Arman, César, Tony Cragg, Nam June Paik, Richard Long, sans oublier une multitude d’artistes transalpins parmi lesquels Fontana, Pistoletto, Paladino, Merz, Parmiggiani ou Penone. Que collectionnez-vous d’autre ?
Giuliano Gori : Je collectionne tout, c’est plus fort que moi : les cartons de vernissage d’expositions, les enveloppes calligraphiées et, évidemment, toutes les lettres que m’écrivent les artistes. Je conserve même les tickets d’entrée des musées. Je possède d’ailleurs le dernier billet visiteur du Musée du Jeu de paume, avant qu’il ne ferme pour transformation.
C.S. : Vos parents étaient-ils déjà collectionneurs ?
G.G. : Pas du tout. Je viens d’une famille de paysans originaires de Prato, près de Florence. Mon grand-père avait un terrain qui lui offrait des ressources pour vivre. Il a eu trois fils et leur a acheté à chacun un terrain. Mon père s’est lancé dans le textile en créant son entreprise. Plus tard, je l’ai suivi et la petite société est devenue un important groupe industriel.
C.S. : À quand remonte votre première rencontre avec l’art ?
G.G. : J’ai acheté ma première œuvre à l’âge de 15 ans, un tableau d’un artiste toscan. Ayant commencé à travailler peu auparavant, je l’ai donc bien « payé » avec « mon » argent. À l’époque, j’avais déjà un grand respect et une grande admiration pour les artistes. J’ai d’ailleurs toujours fait la séparation entre le monde du travail et celui de l’art. Par la suite, j’ai acheté des œuvres pas « faciles », comme des toiles abstraites. J’ai apprécié très tôt des artistes qui, par la suite, ont été reconnus, je pense à Giuseppe Santomaso [un peintre vénitien, 1907-1990] preuve que je n’étais pas un imbroglione [« escroc »] dans ce monde de l’art.
C.S. : Comment a débuté l’aventure de la Villa Celle ?
G.G. : Je fréquentais déjà la Villa Celle avant d’y habiter parce qu’elle appartenait à un grand bibliophile et bibliographe, Tammaro de Marinis. À sa mort, en 1969, sa veuve m’a proposé d’acheter la maison. J’ai accepté et ma famille et moi avons emménagé l’année suivante. Le domaine fait aujourd’hui 45 hectares. Environ la moitié est cultivée, vignes et oliviers ; l’autre moitié est dédiée au parc de sculpture.
C.S. : Vous avez opté pour des installations en plein air que vous appelez « art environnemental ». Quelle en est votre définition ?
G.G. : Aujourd’hui, l’artiste produit son œuvre dans son atelier, la donne au marchand et l’on ne sait pas où cela finit. Parfois, cela finit mal. Je me suis souvenu d’une expérience à la chapelle Sixtine, à Rome, où j’ai eu la chance de voir le plafond de très près, juché sur un échafaudage. Michel-Ange a peint les ailes des anges avec une incroyable virtuosité, afin qu’elles soient parfaitement visibles depuis le sol. J’ai été sidéré par la relation que Michel-Ange établit entre la peinture et l’architecture. Il faut certes avoir des qualités artistiques pour peindre de cette manière, mais aussi des aptitudes scientifiques pour résoudre les questions de lumière, de distance, de perspective. Cette relation entre art et architecture est essentielle. Je me suis alors demandé quelles pourraient être, au XXe siècle, les œuvres qui intègrent une dimension spatiale. Réponse : des pièces d’art environnemental, autrement dit, des pièces dans lesquelles l’environnement de l’œuvre importe autant que l’œuvre elle-même.
C.S. : Vous semblez privilégier un rapport direct avec les artistes…
G.G. : Effectivement, j’attache une grande importance à la relation que je peux avoir avec un artiste. Ce rapport entre l’artiste et le commanditaire m’intéresse beaucoup : de quoi est-il fait ? comment se construit-il ? Participer à une œuvre n’est pas comme simplement l’acheter. On partage aussi la vie d’un être humain. Un rapport naît entre l’artiste et moi, un rapport qui passe à travers l’œuvre. Certains artistes sont devenus de grands amis : Fausto Melotti, Dani Karavan, Alberto Burri, Robert Morris, Roberto Matta, Sol LeWitt, etc. J’ai vécu, à la Villa Celle, de belles crises qui m’ont permis de comprendre un peu mieux le monde. Les artistes m’ont ouvert les yeux. Qui mieux qu’eux possède les clés de lecture des œuvres ? Leurs installations ont une valeur immense.
C.S. : La Villa Celle fonctionne-t-elle comme un laboratoire pour explorer de nouveaux médiums ?
G.G. : Idéalement, notre volonté est d’utiliser ce lieu comme un laboratoire interdisciplinaire. Ainsi, dans l’amphithéâtre de verdure de Beverly Pepper, nous avons présenté des ballets et donné des concerts de musique classique. La Villa Celle permet aussi à certains artistes invités d’explorer de nouvelles voies. Prenez Magdalena Abakanowicz : je lui avais proposé de travailler le bronze, mais elle trouvait alors ce matériau « ringard ». Or, au final, elle a réalisé une installation d’une grande beauté intitulée Katarsis, sa première œuvre en bronze. C’est un bon exemple pour illustrer la façon dont un artiste peut évoluer par rapport à son art. Anne et Patrick Poirier ont réalisé ici leur première œuvre pour l’extérieur, tout comme Joseph Kosuth. Jaume Plensa y a créé sa première « maison » de verre, tandis que Richard Serra y a conçu sa première installation permanente en pierre.
C.S. : Y a-t-il un artiste duquel vous regrettez ne pas avoir de pièce ?
G.G. : Oui, James Turrell. Je me souviendrais toujours de la première pièce que j’ai vue de lui. C’était à la Fondation Cartier, alors à Jouy-en-Josas (Yvelines). Je me suis retrouvé seul dans une salle obscure d’où, soudain, se détachait un cadre bleu parfait. Pas un signe, rien. Évidemment, j’ai eu envie de toucher ce cadre. Je me suis approché, mais en passant ma main à travers, elle disparaissait. J’ai murmuré : « O Dio ! » [« Mon Dieu ! »]. Je suis catholique. C’était plus grand qu’une splendide église, l’azur céleste. Je n’oublierai jamais cette émotion.
C.S. : N’avez-vous pas cherché à rencontrer James Turrell ?
G.G. : Si, bien sûr. Mais la rencontre a tourné court, puisqu’il a rapidement été question d’argent. Turrell n’a pas compris que ce que je privilégiais avant tout était la rencontre humaine. J’avais imaginé une installation dans une chapelle de Florence, un peu comme la fameuse chapelle de Matisse [à Vence]. L’idée de créer au cœur d’une église catholique une atmosphère céleste, idéale et surréelle était très belle. Même le Vatican aurait apprécié. James Turrell a beau être l’un des plus grands artistes au monde, il n’a pas saisi l’enjeu.
C.S. : Depuis son ouverture, l’entrée de la Villa Celle est gratuite – sur réservation. Percevez-vous une subvention de l’État italien ?
G.G. : Non, aucune. La Villa Celle est une institution entièrement privée. En Europe, à la différence des États-Unis, les initiatives privées se sont très peu développées. Aimé Maeght avec sa fondation de Saint-Paul de Vence, et, avant lui, Anton et Helene Kröller-Müller avec le Kröller-Müller Museum, à Otterlo, aux Pays-Bas, ont été des modèles pour moi. Ces deux grandes institutions m’ont donné de l’énergie pour entreprendre mon projet. Contrairement aux Médicis qui commandaient des œuvres pour leur seul usage, nous avons, dès le début, tenu à ouvrir notre collection au public, et gratuitement.
C.S. : Entre 2001 et 2011, le budget de la Culture, en Italie, est passé de 0,48 % à 0,18 % du budget total. Que pensez-vous de la politique culturelle italienne ?
G.G. : Je ne m’intéresse pas à la politique. Je n’ai jamais réussi à en faire. Un exemple : j’ai longtemps fait partie d’une association italienne dépendant du World Monuments Fund ([WMF], ONG américaine qui s’occupe de la préservation d’édifices patrimoniaux à travers le monde). Le WMF donne chaque année beaucoup d’argent pour restaurer des monuments italiens. Et l’État italien ne trouve rien à faire de mieux que de réclamer la TVA sur les sommes versées par l’association américaine ! Je suis allé plaider la cause auprès du ministère des Biens culturels, à Rome. Rien n’y a fait. On continue sans vergogne à taxer les donateurs et à restaurer le patrimoine national avec leur argent. C’est inadmissible !
C.S. : La recherche de fonds semble être, en Italie, un sport sans limites. L’an passé, la Ville de Florence a innové en offrant aux entreprises, en guise d’emplacement publicitaire, les façades de 60 monuments, Palazzo Vecchio compris, pour un tarif oscillant de 50 000 à 300 000 euros pour quatre jours. Qu’en pensez-vous ?
G.G. : Nous sommes devenus des prostitués.
C.S. : Le samedi 16 juin, la collection d’art environnemental de la Villa Celle fêtera ses 30 ans. Y aura-t-il de nouvelles pièces ?
G.G. : L’installation de nouvelles pièces in situ est l’événement majeur de cet anniversaire. On inaugurera notamment trois sculptures : Albero meccanico de l’Italien Alessandro Mendini, Venus de l’artiste américain Robert Morris, et The Hand, The Creature and The Singing Garden de l’Italien Loris Cecchini.
C.S. : Outre la Villa Celle, quels sont les lieux incontournables dans le secteur ?
G.G. : Non loin de Santomato di Pistoia, à Prato, dans la cathédrale, Robert Morris a réalisé trois pièces exceptionnelles : un autel de marbre blanc ainsi qu’un candélabre et le pupitre du prêtre, tous deux en bronze. À Florence, je pense avant tout à la chapelle Brancacci à l’intérieur de l’église Santa Maria del Carmine : on peut y admirer des fresques de Masolino et de Filippino Lippi, mais surtout des chefs-d’œuvre de Masaccio. Enfin, il y a dans la basilique de Santa Maria Novella un crucifix de Filippo Brunelleschi, l’unique sculpture en bois connue du grand architecte florentin. Admirable !
(1) La Fondation Maeght a produit une film disponible en DVD sur la Villa Cellle.
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Giuliano Gori, collectionneur et mécène : « Participer à une œuvre n’est pas simplement l’acheter »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°371 du 8 juin 2012, avec le titre suivant : Giuliano Gori, collectionneur et mécène : « Participer à une œuvre n’est pas simplement l’acheter »