Dix années de chantier ont été nécessaires pour donner naissance au Musée du quai Branly. Retour sur les enjeux du seul projet culturel des deux mandats du président Chirac.
Trente ans après le Centre Pompidou, Paris se dote en ce début d’été 2006 d’un nouvel équipement culturel qui fera date dans l’histoire culturelle française. Comme ce fut le cas en son temps pour le musée des arts du XXe siècle, le Musée du quai Branly deviendra sans doute le symbole de l’État culturel à l’aube du XXIe siècle. Tout comme le Centre Pompidou, il a de fortes chances de porter un jour le nom du chef de l’État qui l’aura promu, Jacques Chirac – il faut porter cela à son crédit –, la dénomination actuelle de « Musée du quai Branly » laissant le champ libre à toutes éventualités.
Les parallèles entre ces deux mastodontes culturels sont en effet multiples, certains des concepteurs du Quai Branly ayant fait leurs armes à Beaubourg (lire p. 17). Dans sa forme, le Quai Branly dépassera lui aussi le rôle de musée stricto sensu pour devenir une véritable « cité culturelle », ouverte à la recherche mais aussi aux arts vivants, brassant les publics les plus divers. Son avantage est de bénéficier de ses réserves sur place, en partie visibles et accessibles au public, ce qui le dispensera peut-être, dans quelques années, d’une politique d’essaimage d’antennes provinciales, à l’instar du Centre Pompidou. Mais, plus encore que dans sa forme – et l’on aurait aimé que Jean Nouvel frappe aussi fort que Renzo Piano et Richard Rogers stigmatisant la société industrielle des Trente Glorieuses avec leur rutilante « usine à culture » –, c’est dans son contenu que ce musée sera à son tour novateur.
Des hostilités précoces
Alors que dans les années 1970 on avait du mal à accepter l’art de son temps, le début du XXIe hissera en bord de Seine les arts extra-occidentaux au rang de la grande tradition artistique occidentale, un programme dont la dimension politique n’aura échappé à personne. Pourtant, la conception du Musée du quai Branly, née en 1996 de l’amitié de Jacques Chirac et de l’ancien marchand d’art Jacques Kerchache, ne se sera pas faite sans heurts. Ce projet, « symbole d’une ouverture sur le monde », a en effet très tôt suscité l’hostilité d’une grande partie de la communauté scientifique, inquiète de voir traiter les cultures extra-occidentales sous un angle exclusivement esthétique, au détriment de l’ethnographie. La décision, pilotée par Jacques Kerchache avant sa disparition, d’ouvrir une salle dédiée aux chefs-d’œuvre de ces civilisations au sein du Musée du Louvre, n’aura fait qu’accentuer cette crainte. Or ce rejet s’est cristallisé d’autant plus rapidement que la naissance de ce nouveau musée venait de facto vampiriser deux autres établissements parisiens qui lui avaient préexisté : le Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO), lointain héritier de la France coloniale et logé dans un vestige de l’Exposition coloniale de 1931, et le département d’ethnographie du Musée de l’Homme, au Palais de Chaillot. L’union des collections de ces deux institutions, placées respectivement sous la tutelle de la Culture et de l’Éducation nationale, s’est révélée complexe. Deux visions des civilisations non occidentales s’y opposaient, l’une héritière de la politique de Malraux, avec une optique de délectation, l’autre privilégiant la contextualisation des objets. La résistance du Musée de l’Homme, bercé de promesses de rénovation pendant plus de dix ans, aura cependant été vaine. Là où d’autres projets auraient échoué, le seul dessein culturel du double mandat de Jacques Chirac ne pouvait sombrer, d’autant qu’avait déjà été imposée la construction d’un nouveau bâtiment. Au grand dam du ministère de la Culture de Catherine Trautmann – cohabitation oblige –, qui aurait préféré remployer l’un des éléments de son parc immobilier (le Palais de Tokyo) et éviter du même coup les dépassements financiers inhérents au lancement d’un projet de telle envergure. L’avertissement n’était pas vain : au final, le musée aura coûté 235 millions d’euros, quand le budget initial était annoncé pour une facture de 150 millions d’euros. Un dérapage que la Cour des comptes ne manquera pas de rajouter à la longue liste des gabegies de ces dernières années…
Un contenu plus consensuel
Le Musée du quai Branly lève donc le rideau alors que les braises de ces polémiques se sont lentement consumées. Sans cesse affiné sur le papier par Germain Viatte et Maurice Godelier, respectivement chargés de la muséographie et du projet scientifique, le contenu culturel du musée est devenu nettement plus consensuel au cours de ses années de gestation. Sur près de 300 000 pièces conservées au total, quelque 3 500 se répartissent sur le plateau des collections en quatre grandes aires géographiques (Afrique, Amériques, Asie et Océanie), croisant objets usuels et chefs-d’œuvre. Des « transversales », espaces thématiques consacrés aux textiles, aux masques ou aux instruments de musique, viennent toutefois créer des lieux d’échanges tandis qu’un serpent ondoyant entre les continents renforce le dispositif pédagogique. Distillant un savant dosage entre les disciplines afin de dépasser le clivage beaux-arts - ethnologie, qui a agité sa conception, le Musée du quai Branly se veut un musée de l’alterité, tournant la page du prisme colonial avec lequel ont trop longtemps été envisagées ces cultures non occidentales. Le public en jugera.
- Mai 1995 : Mise en place d’un comité de réflexion présidé par Jacques Friedmann. - Octobre 1996 : Décision du président Jacques Chirac en faveur de la création d’un « Musée des arts et des civilisations » à Paris et de l’ouverture de salles consacrées aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques au Musée du Louvre. - Février 1997 : Création de la mission de préfiguration du Musée de l’Homme, des arts et civilisations. - Juillet 1998 : Choix du terrain du Quai Branly. - Décembre 1998 : Création de l’établissement public du Musée du quai Branly. - Décembre 1999 : Jean Nouvel est désigné lauréat du concours pour la construction du nouveau musée. - Avril 2000 : Ouverture du pavillon des Sessions au Musée du Louvre. - Août 2001 : disparition de Jacques Kerchache. - Décembre 2001 : Grève des personnels du Musée de l’Homme, hostiles au démantèlement de ses collections. - Janvier 2003 : Fermeture du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie.
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Genèse d’un musée du XXIe siècle
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°240 du 23 juin 2006, avec le titre suivant : Genèse d’un musée du XXIe siècle