Fondée par François Roche et Stéphanie Lavaux, l’agence R&Sie développe depuis une dizaine d’années des projets d’architecture qui font la part belle à l’expérimentation. Une somme de scénarios réalisés ou non qui sont aujourd’hui regroupés dans une monographie, Spoiled Climate (éditions Birkhäuser, Bâle) et, pour certains, présentés dans l’exposition « Architectures non standard » au Centre Pompidou (1). Prônant une architecture de l’anticipation qui a su faire siennes les leçons de la science-fiction, François Roche commente l’actualité sous la forme de « chroniques fictionnelles ». C’est projeté en 2025 qu’il jette un regard rétrospectif sur cette fin d’année 2003.
Shigeru Ban, associé à Jean de Gastines et Philip Gumuchdjian, a été choisi pour construire l’antenne du Centre Pompidou à Metz. Que pensez-vous de ce choix ?
Shigeru Ban, oui, en 2003 je crois, oui, je me souviens du projet, du moins du montage du projet. C’était l’époque où les jurys n’étaient que la partie visible et faussement démocratique des alcôves enfumées du pouvoir, où les concours d’architecture n’étaient que la face prévisible, drapée de fausse transparence républicaine, de vieilles recettes franco-françaises pour accoucher de projets du président : derniers cénotaphes, cadavres exquis à la gloire du drapeau, projets de fin du monde, de la fin du néolibéralisme. Nul n’avait compris à cette époque que la magie du Centre Pompidou tenait en la dilution de ses auteurs tricéphales (Piano/Rice/Rogers). Une dilution qui, de plus, s’était chargée de réaliser le projet d’un autre architecte, radical celui-là : Cédric Price et son « Fun Palace » (1961). Piano et sa bande de bad boys avaient mis quatre ans à construire une utopie relationnelle datée de 1964, en la faisant leur. En acceptant ce rôle de passeur, afin de désincarcérer le rêve de sa gangue irréelle, ils avaient démytifié le rôle de l’architecte, de l’auteur, de son génie, de sa solitude… pour le rendre fluide, trouble. C’est là leur grandeur, voir leur effacement face à l’histoire. Le concours de l’extension du Centre Pompidou avait été monté dans l’ignorance de cette genèse, et la consultation, lancée à la manière d’un « satellite Guggenheim » : le bénéfice devait principalement revenir à ceux qui le commanditaient et le payaient ; l’auteur n’en était que le vecteur, l’otage. C’était nier, renier l’« effet Beaubourg » comme expérience publique, comme le pavé dans le champ du conservatisme, comme le risque expérimental débattu dans toutes les chaumières. Heureusement en 2005, Shigeru Ban, qui n’y était pas pour grand-chose, s’était habilement retiré, laissant les vieilles perruques se déchirer entre elles avant d’être enfin dépossédées du projet. L’histoire contemporaine s’est chargée par la suite de reprogrammer un projet qui portait l’ambition à la fois de Prouvé et de Pompidou ; une chose mutante plutôt qu’un bâtiment, aux contours improbables et organiques, une chose à l’image de notre environnement, dépressif, informel et voluptueux. L’auteur était à nouveau un collectif, plus à même de re-scénariser la position politique, géographique et relationnelle d’un centre d’art. À partir de là, la culture architecturale s’était définitivement débarrassée des oripeaux de sa représentation monarchique.
La même année, en 2003, vous participez à l’exposition « Architecture non standard » au Centre Pompidou, où sont également invités Asymptote, dEcoi Architects, Greg Lynn FORM, Kol/Mac Studio, NOX, Objectile, Oosterhuis.nl, Servo, UN studio, DR–D et Kovac Architecture. Dans quelle mesure votre travail était-il proche de ces équipes ? L’architecture pouvait-elle être approchée alors par écoles ou mouvements ? Par ailleurs, nombre de vos projets ont eu recours à l’outil informatique. Quelle influence celui-ci a-t-il eu sur l’architecture ?
Vous connaissez tous l’« effet Migayrou » [NDLR, conservateur du Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition]. C’est aujourd’hui passé dans le langage populaire. « Non standard » a été comme le virus de la Jetée ou de son remake, L’Armée des douze singes. L’effet contaminant est parti du Centre, en rayonnement concentrique. Du moins, c’est ce que les bio-urbanistes affirment aujourd’hui. La topologie, la perte de contrôle, les processus aléatoires, les outils de pliage et de distorsion géométrique s’étaient substitués à ceux issus de la perspective et de la standardisation, où l’architecte n’était que l’assembleur de produits industriels, programmés et prédéterminés. Les architectes français, enfin, s’étaient libérés de leur pathologie « Beaux-Arts », de leur schizophrénie linguistique, du temps où ils inventaient des belles histoires sur l’émancipation sociale, le développement durable ou l’écologie de papier peint pour masquer leur asservissement aux systèmes de production, aux procédures de cooptation et petits arrangements quotidiens. L’« effet Migayrou » a pris quelques années avant de contaminer les modes de décision. Au début, quelques bâtiments çà et là, dans un registre mineur, comme la partie visible d’un iceberg qui rongeait les strates, les substrats de la ville. Personne n’y avait porté réellement attention. Mais le phénomène s’est amplifié en 2010 quand, à la manière des Drop Cities version Buckminster Fuller, la société civile s’est emparée de cette nouvelle géométrie pour se libérer des carcans administratifs imposés par ceux qui péroraient et planifiaient. La ville était redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, une arborescence complexe, un nœud topologique libéré de toutes contraintes, un milieu où les formes se développaient en fonction des désirs, des énergies individuelles et communautaires.
Ionel Schein et ses prémices métabolistes des années 1960, malgré quarante années d’hiver et de relégation, avait fini par imprégner la réalité. Paris émergeait de sa nécrose muséale pour redevenir une ville qui palpitait, qui vivait. Le contrat social n’était plus donné a priori, dans son hypocrisie universaliste et fouriériste, mais à découvrir en temps réel, à produire en temps réel. D’une société de mass workers contrôlables, nous étions passés à une société fractale, ambiguë, issue des mass media et de leur culture consumériste et individualiste, porteuse enfin d’une écosophie très guattarienne. D’une monarchie républicaine et libérale, ou le Dark Side était négocié par ceux qui « savaient » et qui, simultanément, avaient accouché de la barbarie du XXe siècle, nous avions glissé vers une démocratie directe, où l’individu, le citoyen était le vecteur conscient de la transformation de son biotope, de son environnement, en assumant les complexités et méandres de son être. La ville était maintenant à la mesure du degré d’instabilité de la société, non sa représentation fossilisée. Elle en rendait visibles les turbulences, les vibrations, les flux. Sa croissance ne se réalisait que négociée, et son ambition était directement issue des spasmes qui secouaient les équilibres humains, fragiles et incertains. Nous en sommes là aujourd’hui, et l’« effet Migayrou », bien qu’auréolé de mysticisme un peu enfantin, en fut l’un des premiers déclencheurs.
Parmi vos constructions de l’époque figurent des projets communs avec Philippe Parreno. Quels sont selon-vous les modes de collaboration possibles entre artistes et architectes ?
Si, à l’époque, nous produisons à plusieurs, entre architectes et artistes (entre autres), c’est principalement pour « éviscérer » l’œuvre, le projet, de son « auteur » présumé, et « flouter » celui qui parle. Cette notion d’auteur n’avait jamais été aussi « répliquante » que depuis que le créateur, drapé dans son isolement charismatique, s’était mué en créatif postmoderne, introduisant le recyclage permanent et récurrent des modèles, comme un Pong en accéléré. Les récits et les narrations étaient devenus interchangeables et reproductibles. L’écho narratif, sorte d’amplification par modèle emprunté, transformait ainsi toute pensée contextuelle en un simple opportunisme citationnel. Le revival de l’architecture internationale, déterritorialisée et cynique laissait entrevoir de belles années aux baby-boomers, du moins c’est ce qu’ils entrevoyaient en début de millénaire. Il nous plaisait d’éviter d’emprunter ces paradigmes largement labourés et de questionner à nouveau cette notion d’auteur.
Quelles expositions ont attiré votre attention récemment ?
« Do it yourself », au Palais de Chaillot, en 2024. Une expo générique sur l’ensemble des nouvelles pratiques liées aux logements sociaux. Liberté de pousser les murs, de s’inventer bricoleur, de vivre l’inachèvement, version favela innervée de toutes les connectiques. Le logement social est enfin sorti des mécanismes d’asservissement qui le contraignaient. Mais prenons le temps d’en parler dans un prochain numéro...
(1) jusqu’au 1er mars 2004.
PS : « L’avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu. Dieu veille aux intervalles. » (J. L. Borges)
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François Roche : R&Si, Agence d’architecture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°183 du 19 décembre 2003, avec le titre suivant : François Roche : R&Si, Agence d’architecture