Il n’est plus temps de présenter Ernst Beyeler (cf. L’Œil n° 489 et n° 539) dont le nom, à Bâle, est celui à la fois d’une galerie, créée il y a plus de cinquante ans, et d’une fondation, ouverte depuis 1997. Son action internationale de marchand de tableaux en matière d’art moderne est légendaire, portée qu’elle est par une « passion de l’art » – titre d’un long entretien avec Christophe Mory, paru cet automne chez Gallimard – qui n’a jamais failli. Entretien à propos d’un métier.
Galeriste ? Marchand d’art ? Marchand de tableaux ? Laquelle de ces formules utilisez-vous plus volontiers pour qualifier votre métier ?
Je serais tenté de vous répondre toutes les trois mais je me considère d’abord et avant tout comme un marchand de tableaux, sans oublier toutefois que j’exerce aussi depuis quelques années, au sein de la fondation, des fonctions qui sont assimilables à celle d’un directeur de musée.
En vous présentant comme tel avez-vous le soin de vous associer à une longue tradition instaurée au fil du temps ?
Oui, mais avec toute la modestie que cela suppose, à la mesure de ce que j’ai pu faire à Bâle, en qualité tout à la fois de marchand et de galeriste, c’est-à-dire de quelqu’un qui, d’une part, achète des œuvres pour les revendre et, de l’autre, organise des expositions pour les mettre en valeur.
De votre entretien avec Christophe Mory, il ressort que vous attachez à cette activité d’exposition une importance toute particulière. Vous en parlez comme si vous étiez un conservateur de musée. En quoi est-ce là un moment essentiel ?
En tant que marchand de tableaux, je me suis surtout occupé d’œuvres de façon individuelle. Pour en faire valoir l’intérêt, mon souci a toujours été d’en réunir un certain nombre dans le cadre d’un ensemble élargi, que ce soit pour faire une exposition rétrospective d’un artiste ou que ce soit pour organiser une exposition de groupe autour d’un thème précis. Je n’ai jamais fait d’exposition dans le seul but de faire une exposition…
Vous voulez dire que les expositions que vous faites se justifient d’abord et avant tout par la disponibilité que vous avez de certaines œuvres et que ce sont elles qui vous les suggèrent ?
La plupart du temps, en effet, c’est ainsi que cela se passe. Je n’ai pas l’idée préconçue de traiter tel ou tel thème mais ce sont trois ou quatre tableaux qui m’en suggèrent un. Nous avons travaillé autour de thématiques comme le paysage, la nature morte ou la couleur par exemple. Ainsi, après avoir fait des expositions comme « Magic blue », « Qui a peur du Rouge ? » ou « I love yellow », nous préparons en ce moment une exposition sur le blanc comme quatrième couleur.
Comment construisez-vous ces expositions ? N’y a-t-il que des œuvres à vendre ?
Tous les cas de figures sont possibles. L’essentiel pour moi est de rassembler des œuvres de qualité qui servent de noyau de base et participent à garantir la qualité de l’exposition, aussi il arrive que nous empruntions des œuvres tant à des institutions qu’à des privés. C’est une pratique qui n’est pas courante mais à laquelle je me suis toujours tenu et qui a porté ses fruits tant du point de vue de l’accueil du public que d’un point de vue purement commercial. L’idée de juxtaposer des tableaux à vendre avec d’autres qui figurent déjà dans des collections, qu’elles soient institutionnelles ou privées, ne peut qu’être favorable à leur appréciation. Dans le cas d’une exposition personnelle, cela permet une approche encore plus intéressante du travail de l’artiste car l’on peut ainsi montrer plusieurs
aspects de son travail. Par ailleurs, le catalogue que nous éditons à l’occasion de chacune de ces expositions nous permet de constituer une documentation sur les œuvres qui sert leur fortune critique.
Dès le début de votre activité, vous vous êtes attaché à publier des catalogues. C’est là un outil très important pour vous, semble-t-il.
Quand j’ai ouvert la galerie en 1951, j’ai tout de suite considéré qu’il fallait éditer des catalogues si nous voulions nous faire connaître. J’ai pensé que ce serait un bon moyen visuel et concret de faire savoir ce que je faisais. Cela n’était pas du tout à la mode parce que, dans de grandes villes comme Paris, New York ou Londres, cela n’était pas nécessaire. Mais, pour nous, qui étions à Bâle, une ville encore bien mal connue à l’époque, nous y étions en quelque sorte forcés, non sans plaisir d’ailleurs. Il ne faut pas oublier que j’ai créé la galerie en lieu et place d’une librairie de livres anciens dans laquelle j’ai commencé à travailler dès le lendemain de la guerre et que j’ai eu l’occasion de racheter par la suite avant de la transformer. J’ai toujours porté au livre un grand intérêt, je ne me voyais pas m’en priver dès lors que la librairie était devenue galerie.
De quelle manière les catalogues que vous avez publiés vous ont-ils aidé à vous faire connaître ?
Grâce aux catalogues nous avons pu gagner la confiance de certains artistes et nous avons pu travailler par la suite avec eux. Les catalogues ont été un outil précieux non seulement parce que les artistes les ont beaucoup appréciés mais aussi les directeurs de musées et les collectionneurs, notamment américains. J’ai pu faire ainsi mon entrée chez Picasso grâce à Jean Planque, un ami peintre qui avait toutes sortes de relations avec des collectionneurs et des artistes. Un jour qu’il était chez Picasso, il lui a parlé de moi et ce dernier lui a répondu qu’il connaissait bien la galerie parce qu’il en recevait les catalogues ! Il lui a dit qu’il avait repéré que ce que je montrais était de qualité et qu’il y avait même des œuvres importantes. Planque m’a introduit auprès de Picasso et j’ai pu tisser avec lui de fructueuses relations de travail.
Quelque chose est récurrent dans ces entretiens, vous insistez toujours sur la qualité de l’œuvre, l’opposant volontiers à la nouveauté. Que recouvre pour vous ce mot ? Quels en sont les critères constitutifs ?
La notion de qualité est très subjective. Pour moi, une œuvre de qualité est une œuvre qui émeut, qui porte en elle quelque chose d’une nécessité, qui exprime un message. Mais plutôt que d’opposer qualité à nouveauté, j’opposerais plus volontiers qualité à routine. Rien ne me paraît plus désolant qu’un tableau qui donne l’impression de procéder d’un travail qui se répète sans se réinventer.
Est-ce cette idée de qualité qui vous a conduit à porter davantage votre regard sur les œuvres d’artistes déjà repérés plutôt que sur celles d’artistes en devenir ?
En province, comme c’est le cas à Bâle, il était plus nécessaire de montrer l’exceptionnel que le risqué, parce que c’est seulement comme cela que l’on pouvait se faire une réputation. Dans de grands centres urbains comme Paris, Londres ou New York, c’est différent. Les gens y sont toujours à l’affût de choses nouvelles parce que ce sont ces centres-là qui donnent le ton. C’est comme pour la mode, même si, aujourd’hui, en ces domaines comme ailleurs, tout est devenu plus global.
Par rapport à vos débuts, le fonctionnement et les mécanismes du monde de l’art ont complètement changé. Comment appréhendez-vous cette situation ?
Bien sûr, cela a changé, mais au fond pas tellement. L’intention d’une galerie est toujours de chercher à obtenir le monopole d’un artiste afin de proposer ce que le concurrent n’a pas. C’est une loi permanente du marché, qu’il soit de l’art ou non. Ce qui a véritablement changé, c’est la professionnalisation à l’excès des activités du monde de l’art, culturelles ou commerciales. Aujourd’hui, tout relève d’une dynamique de marketing et tout se développe sur le mode de l’entreprise. Pour une petite structure comme la mienne, c’est beaucoup plus difficile.
Pourtant vous semblez vous accommoder parfaitement de la dimension d’entreprise de votre fondation. C’est paradoxal, non ? Comment y parvenez-vous ?
De la même façon que pour la galerie. En organisant des expositions qui tournent autour de quelques chefs-d’œuvre absolus sans ambitionner d’en avoir plus. Ce qui compte, c’est ce noyau dur parce que les gens désirent voir ce qui relève de l’excellence. Ils savent pertinemment que ce n’est pas le fait d’une centaine de tableaux mais de quelques-uns seulement. Cela ne les empêche pas de se presser en foule à la porte des grandes manifestations.
N’y a-t-il pas le risque d’un amalgame entre les expositions que vous organisez à la galerie et celles que vous présentez à la fondation ?
Si l’on considère que l’on a appliqué dès le début les mêmes méthodes ici et là, c’est-à-dire montrer de grands artistes et des œuvres de qualité, alors on peut le penser. Mais, en réalité, il s’agit seulement de voir que l’on est passé d’un petit ensemble à un plus grand et que cela nous permet de proposer à un plus large public le type d’expositions que nous avons toujours réalisées à la galerie.
Vous parlez de la fondation comme une entreprise que vous avez pensée et voulue en hommage aux artistes. Que voulez-vous dire par là ?
J’ai toujours éprouvé une infinie reconnaissance envers les artistes qui m’ont permis de réaliser ce que j’ai fait. Aussi il m’est apparu normal de leur rendre hommage en transformant les profits acquis en un lieu qui leur soit destiné. J’ai souhaité que ce lieu soit un lieu d’exception afin de leur donner le bâtiment, l’espace, les murs et la lumière qu’il faut et surtout un environnement de qualité. Parce que je ne voulais pas perdre le contrôle d’un tel projet, j’ai refusé les invitations qui me furent faites par plusieurs pays de m’installer chez eux et j’ai agi individuellement, ici, à Bâle, où j’ai passé toute ma vie.
Picasso, Giacometti, Miró…, vous avez eu la chance extraordinaire de rencontrer, de côtoyer, voire de partager l’amitié des plus grandes figures de l’histoire de l’art du xxe siècle. Quels sont ceux qui manquent à cette saga ?
De leur vivant, j’aurais pu rencontrer des artistes comme Léger ou Matisse mais c’était un peu trop tôt pour moi et je n’ai eu ni les possibilités, ni le courage d’aller directement frapper à leur porte. De plus, il n’était pas toujours facile d’entrer en contact avec eux. Sinon j’aurais beaucoup aimé travailler avec des artistes comme Twombly, Ryman ou Jasper Johns. Peut-être cela peut-il encore arriver.
Ernst Beyeler, La Passion de l’art, entretiens avec Christophe Mory, Gallimard, 2003, 192 pp., 26 ill., 19,90 euros.
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Ernst Beyeler, la passion de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Ernst Beyeler dans le Grunewald - Photo Kurt Wyss
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Ernst Beyeler, la passion de l’art