En collaboration avec notre partenaire éditorial The Art Newspaper, les critiques d’art William Feaver et Judy Digney organisent une série de grands entretiens, « The Mind’s Eye », parrainée par la Tate Gallery. Ceux-ci se proposent de montrer le rôle que jouent les arts visuels dans la vie et le travail de certaines personnalités réputées pour leurs compétences dans un tout autre domaine. Seront interrogés le metteur en scène de cinéma et d’opéra Nicholas Hytner, la romancière Doris Lessing et l’ancien ministre des Finances Denis Healey. Dans un auditorium bondé, J.G. Ballard a ouvert la série en choisissant des œuvres ou des images qui ont marqué sa vie. Le romancier a expliqué sa passion pour le Surréalisme, « qui éclipse le cubisme, qui ne présente aucun intérêt », et justifié sa prédilection pour Francis Bacon ou Helmut Newton. J. G. Ballard a publié The Empire of the Sun (1984), porté à l’écran par Stephen Spielberg, The Crystal World, High Rise et Crash, roman d’après lequel David Cronenberg a réalisé un film très controversé en 1997. Cocaine Nights, son dernier livre, traite d’une société qui offre une vie d’oisiveté absolue.
Le choix des tableaux que vous avez sélectionnés a-t-il été motivé par un critère autobiographique ?
Ce n’est pas mon “top ten” : vous noterez qu’il n’y a ni Rembrandt, ni Vermeer, ni Vélasquez. Cependant, ces images, ces peintures, ces sculptures, ces photographies m’ont marqué.
Pourquoi avez-vous sélectionné l’Annonciation de Carlo Crivelli ?
C’est l’unique maître ancien de ma sélection. Tous ceux qui connaissent mon travail vont se demander pourquoi j’ai choisi l’Annonciation de Crivelli, à la National Gallery. Quel est le rapport entre mes œuvres de fiction et cette peinture Renaissance au sujet religieux des plus explicites ? Lorsque j’ai vu ce tableau pour la première fois, j’avais dix-huit ans ; c’était en 1948, deux ans après mon arrivée en Angleterre. Je suis né à Shanghai et j’ignorais complètement l’existence de l’art du XXe siècle. L’art de la Renaissance m’était tout aussi inconnu. Shanghai était à l’époque un véritable désert culturel. Mais il a suffi de deux ans pour que l’art du XXe siècle me passionne. Cela m’a donné de la force, une force qui ne m’a jamais quitté. Le Surréalisme a été mon premier coup de foudre. Mais à l’époque, voir des peintures surréalistes était très difficile. Très peu d’œuvres étaient exposées, et même un grand musée comme la Tate n’en présentait que quelques-unes. Le monde de la critique méprisait les surréalistes, et la Seconde Guerre mondiale semble l’avoir conforté dans son hostilité. J’ai littéralement embrassé le Modernisme. C’était un moteur de recherche de la nouveauté extrêmement passionnant, original, puissant. Picasso peignait toujours. Il y avait aussi Matisse, Braque, Léger. Mais j’ai passé beaucoup de temps à la National Gallery, où je suis allé découvrir des tableaux de la Renaissance, comme l’Annonciation de Crivelli. J’ai été élevé par des parents agnostiques, voire athées. J’étais moi-même totalement agnostique, et cependant j’allais souvent voir ces tableaux, une fois par semaine peut-être.
Pourtant, vous ne manifestez aucun intérêt pour les sujets religieux ou inspirés par une doctrine.
C’est exact. Je fréquentais souvent les salles Renaissance de la National Gallery, et je continue aujourd’hui. J’ai cette habitude depuis de longues années, et je me suis souvent demandé pourquoi je faisais cela. Il y a dix ans à peu près, j’étais à Florence, à la Galerie des Offices, et je regardais, ou plutôt j’essayais de voir, l’Annonciation de Léonard de Vinci. L’ennui, c’est qu’il y avait entre moi et cette œuvre quelque deux cents touristes, japonais pour la plupart, tous captivés par le récit de leur guide. Comme je ne pouvais pas contempler le tableau, j’ai observé les Japonais et je me suis dit : “Mais que peuvent-ils bien voir dans ces peintures Renaissance ? Qu’en pensent-ils ? La plupart d’entre eux ne connaissent rien au christianisme. Quelques Japonais sont chrétiens, mais ils sont vraiment très rares. Que comprennent-ils à ces hommes ailés à genoux devant des jeunes femmes à l’air quelque peu espiègle ? Que comprennent-ils de cet univers extraordinaire plein de miches de pain et de paons bizarres ? Qu’en ont-ils retenu ?” Ces toiles devaient leur paraître complètement surréalistes, et j’ai alors compris que c’était précisément cela qui m’avait attiré au début et qui m’attire toujours. Puisque je ne pouvais pas voir d’œuvres surréalistes à Londres, presque inconsciemment, je me suis construit une sorte de musée surréaliste virtuel à la National Gallery. Si l’on n’est pas croyant, si l’on ne sait rien de la foi chrétienne, alors ce qui se passe dans ces tableaux devient surréaliste.
Les sujets de ces peintures sont néanmoins mystérieux.
En effet, mais je ne veux pas qu’on vienne me démontrer, comme c’est aujourd’hui le cas à la National Gallery ou à la Tate, que le paon symbolise la vie éternelle. J’ai parcouru les salles de la Tate et j’ai remarqué que les murs étaient couverts de notices explicatives au service de la pédagogie. Tout est commenté : les miches de pain, le paon, le personnage lisant un manuscrit rare sur un balcon… Et ce serait tellement mieux si tout ne l’était pas. La magie est très importante. Le mystère de la vie quotidienne, les hommes ailés qui peuvent apparaître à tout moment, l’étrange jeune femme, les miches de main, tous ces éléments ont leur place, mais ils ne sont pas là pour illustrer une démonstration didactique.
C’est mi-réel, mi-magique. Il y a les murs en perspective, “réels”, et il y a aussi le mystère religieux de l’œuvre.
Ce mystère transcende le Surréalisme, ou peut-être pas. Plus exactement, il le contourne. Mais c’est extraordinaire. Je pense que ma lecture ambivalente de cette peinture et des autres œuvres de la Renaissance reflétait l’incertitude dans laquelle je me trouvais à cette époque de ma vie. J’ai fait deux ans de médecine, j’ai abandonné. Je voulais être écrivain, mais je n’étais pas certain de la direction à prendre. Ce tableau et de nombreux autres à la National Gallery, au Louvre et dans tous les musées européens que j’ai visités à la fin des années quarante et pendant les années cinquante me disaient “le Surréalisme. C’est la voie que tu dois suivre.”
La Persistance de la mémoire de Salvador Dalí est l’icône surréaliste. Quel lien établissez-vous entre cette œuvre et le Crivelli ?
C’est un tableau étonnant. Il est d’un format minuscule, 25 x 20 cm environ. À peine plus grand qu’une carte postale. Il a été présenté à l’occasion de la grande exposition Dalí montée par la Tate il y a une vingtaine d’années. Il était protégé par des vitres blindées, comme la Joconde qui est aujourd’hui dans une sorte de bunker au Louvre.
D’après vous, ce tableau est-il perçu comme une peinture religieuse ?
C’est le cas pour la Joconde. Et je pense en effet que c’est un tableau religieux, car la véritable religion du XXe siècle est la psychanalyse.
Que voulez-vous dire ?
Pour certaines personnes, les surréalistes s’intéressent surtout au sordide ; ce sont des Européens malades qui répandent leur bizarrerie. Ils ne se rendent pas compte qu’en fait, les surréalistes se passionnaient pour la science, l’optique, la psychologie et surtout la psychanalyse. C’était le moyen qu’ils utilisaient pour comprendre l’esprit humain, le fonctionnement du monde. Personne n’a embrassé la psychanalyse aussi ardemment que Salvador Dalí. Je trouve merveilleux chez Dalí – et c’est l’une des raisons pour lesquelles je l’ai toujours admiré – d’avoir été le seul surréaliste à ne s’être pas laissé impressionner par la critique officielle. Je ne pense pas que l’argent l’intéressait, pas plus que la célébrité. Cette toile est remarquable, elle résume le XXe siècle. On pourrait à peu près reconstruire tous les paysages intimes propres au XXe siècle à partir d’elle. Je dirais que c’est presque un cliché, mais aussi un paysage familier composé d’éléments quotidiens : les montres molles, l’embryon mort, le sable en fusion qui s’étend sans fin, le promontoire rocheux que nous n’atteindrons jamais. La mer présente une sorte de coupure rectiligne, comme si le cerveau avait décidé de la trancher en deux. C’est un monde au-delà du temps mesuré, un monde où tout est déjà arrivé. Il ne reste plus rien à faire. C’est ici que la race humaine s’est échouée.
Ne s’agit-il pas de l’un de vos thèmes de prédilection : le monde déchu, consumé ?
Ce n’est pas impossible ; j’espère que ce tableau m’a influencé. Je ne peux penser à aucun peintre surréaliste que je n’admirerais pas. Je suis convaincu que le Surréalisme est la plus grande aventure dans laquelle l’imaginaire s’est embarqué au XXe siècle. Il éclipse le Cubisme, qui ne présente aucun intérêt, sauf pour les historiens d’art. Le monde de l’imaginaire, du poétique, s’épanouit dans l’espace surréaliste. Je pense que l’art contemporain a perdu de vue l’aspect poétique qui abondait dans l’œuvre de Magritte, de Delvaux ou encore de Max Ernst.
On pourrait dire que l’œuvre de Hamilton Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing est une sorte de peinture Renaissance dans le style des années cinquante.
C’est un tout petit format, un collage. Je me rappelle qu’en 1956, je suis allé voir ce que je pense être l’exposition d’art contemporain la plus importante jamais organisée dans ce pays depuis la Seconde Guerre mondiale ; elle avait lieu à la Whitechapel Art Gallery et était intitulée “This is tomorrow”. C’est au cours de cette manifestation que le Pop Art est né. La première tentative sérieuse d’inclure des éléments de la vie quotidienne dans l’art a été réalisée par des artistes britanniques tels Hamilton et Eduardo Paolozzi. Pour moi, visiter cette exposition a été une révélation car, à la fin des années quarante et durant les années cinquante, l’Angleterre était un pays à bout de forces. Il était brisé par la guerre. Les États-Unis venaient de détourner l’avenir pour s’enfuir avec, laissant une Angleterre dans la pénombre, brisée, épuisée et anxieuse. Les classes moyennes avaient perdu confiance. La société de consommation s’efforçait d’entrer dans nos foyers, mais nous étions assez réticents à la laisser passer notre porte. Nous avions peur de reconnaître que les supermarchés avaient quelque chose d’intéressant à offrir. Nous préférions la petite épicerie d’à côté, avec son morceau de fromage desséché et ses trois pots de cornichons, où l’on pouvait postillonner au-dessus du bacon posé à côté du coupe-jambon. Résumons-nous ! C’était aussi bien un état d’esprit qu’une réalité. Je suis donc allé voir cette exposition en 1956, et il s’agissait là de la première tentative réelle d’utiliser la publicité et l’imagerie commerciale pour relancer les arts visuels. Ce tableau de Hamilton – il ne faut pas perdre de vue qu’il a été peint il y plus de quarante ans – annonce exactement le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui : la maison transformée en une sorte de studio de télévision ; le mâle qui fait de la musculation ; le plafond qui rappelle la surface lunaire ; la femme étendue qui pourrait sortir tout droit d’un magazine porno ; l’électrophone qui symbolise l’environnement domestique électronique dans lequel nous évoluons actuellement. Si l’on regarde ce tableau avec attention, on remarque qu’il est incroyablement prophétique. Il contient l’idée révolutionnaire qu’un appareil ménager pourrait faire partie de l’esthétique de la maison idéale. Nos équipements constituent en effet un miroir sophistiqué et imaginatif de ce qui est important dans nos vies.
C’est alors qu’apparaît Sa Majesté la Roue de Paolozzi, réalisé en 1958-1959. J’étais complètement fasciné par les premiers Paolozzi. Je suis devenu très proche de lui quelques années plus tard, et depuis nous sommes amis. Il arpentait les chantiers de démolition et les terrains vagues où l’on jetait les moteurs des bateaux, sur les côtes écossaises ou autres ; il trouvait de vieilles roues d’engrenages et des restes de machines qu’il assemblait pour donner naissance à ces extraordinaires personnages. Ce sont de puissants archétypes du XXe siècle. Lorsqu’on les voit installés en plein air comme ils l’étaient il y a dix ans – lors de l’exposition à la Serpentine –, posés sur l’herbe, on a l’impression d’arriver dans un lieu où ces personnages anciens, ces totems de l’île de Pâques faits de débris de machines vous attendent. Je pense que l’on peut percevoir de vastes domaines de sujets potentiels pour les arts visuels si l’on ne s’arrête pas aux décombres et si l’on accepte qu’un chantier de démolition, de vieilles machines ou des épaves puissent constituer la matière première qui servira à créer une sculpture imprégnée de poésie.
Personne n’avait eu cette idée avant Paolozzi. On peut discerner dans les restes des machines qu’il utilise une sorte de dimension mentale. Lorsque j’étais étudiant en médecine, je me suis rapidement lassé de la physiologie, de l’embryologie et de l’anatomie, et je me suis inscrit en psychologie. Je me souviens que Richard Gregory menait ses premières expériences sur la perception visuelle, et j’ai été sidéré de constater que la plupart des photographies qu’on nous présentait habituellement sur la persistance rétinienne étaient très proches des images produites par les artistes abstraits, tel Mondrian. J’ai été stupéfait de comprendre que cela se situait quelque part dans le système nerveux. L’œuvre de Paolozzi se situe entre le circuit électrique et l’organique ; c’est une œuvre hybride. C’était déjà le cas en 1958, il y a quarante ans, et c’était incroyablement prémonitoire.
Jusqu’à quel point peut-on dire que vous écrivez en vous inspirant d’œuvres d’artistes précis ?
Il est très difficile de trouver des influences. Passer des arts visuels au roman revient à traverser le Grand Canyon. Si je pouvais produire dans mes écrits quelque chose qui ressemblerait de loin à ce que les images de Francis Bacon ont produit, j’en serais très fier. Mais il est vraiment très difficile de transcrire l’ambiance particulière de ces tableaux par une prose de fiction, dans un roman, car la structure sous-jacente est très différente. Bacon n’a pas à se soucier de raconter une histoire. Ce sont les fragments d’un cauchemar intérieur, un peu comme des extraits de films.
Le triptyque de Bacon, Trois études d’une tête d’homme, date de 1953 ; il est donc apparu très tôt dans sa carrière. Ces têtes représentent des cadres supérieurs, et ce que j’aime par-dessus tout chez Bacon, c’est qu’il est pratiquement le seul artiste qui ait peint la vie de bureau. Il aime bien les hommes en costumes sombres. L’artiste américain Edward Hopper a figuré des personnages dans des bureaux dans les années trente, à l’époque de la crise économique : petites villes américaines, ciels gris ; mais il les voyait de l’extérieur. Il observait toujours ses employés de bureau en bras de chemise depuis des portes entrouvertes, comme s’il épiait des femmes nues ou des femmes seules depuis l’entrebâillement des portes d’un hôtel.
Quelle histoire ce triptyque raconte-t-il ?
Bacon se glissait dans la peau de ses personnages. Je ne connais pas l’histoire exacte, mais la majorité de la population active travaille dans un bureau. Nous passons des années dans ces structures vraiment étranges. C’est un monde extraordinaire que nous trouvons tout naturel. On part du principe que tous ceux qui travaillent dans un bureau mettent leur esprit en veilleuse en passant la porte d’entrée. On considère que l’on met au placard notre instinct de rivalité, nos pulsions et nos obsessions animales. Mais c’est faux. Regardez ce tableau. Sur la gauche, on pourrait voir Robinson. Il vient tout juste d’apprendre que Murgatroyd, du service de la comptabilité, a obtenu une promotion. Le type à côté, c’est Davidson, et il vient tout juste d’apprendre que sa voiture a été embarquée par la fourrière. Ces gens ressentent des choses. Je pense que Bacon a su montrer combien la vie au bureau peut être épouvantable ; travailler dans un tel lieu pendant de nombreuses années peut devenir une expérience des plus mortifiantes. On est obligé de réprimer son envie biologique de tuer tous ceux qui nous entourent. Bacon a capté cette oppression chez ces hommes.
Les montre-il comme victimes ou maîtres de leur destin ?
Je pense qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. Ils sont comme chacun d’entre nous lorsque nous entrons dans les toilettes d’un bâtiment public et que nous nous voyons dans ces miroirs hostiles et francs. “Mon Dieu, au secours !” C’est cela que capturent ces premiers Bacon. Je l’admire énormément. Je m’étonne que personne d’autre ne l’ait suivi et n’ait peint le monde du travail au bureau, mais il est vrai que l’art figuratif a perdu de la vitesse ces trente dernières années. Le cinéma bien évidemment, et surtout le cinéma hollywoodien, s’est chargé de décrire ce monde.
Votre choix suivant concerne un film : il s’agit du film amateur en super-8 montrant l’assassinat du président Kennedy à Dallas en novembre 1963.
En effet, c’est l’un des photogrammes du film de Zapruder, qui est aujourd’hui très célèbre, le photogramme 224. Si je m’en souviens bien, on voit Kennedy juste après que la première balle l’a touché. N’oublions pas que nous voyons là un homme dans les dernières secondes de sa vie, qui va mourir auprès de sa femme ; c’est un événement horrible et sordide. Cette image fait à présent partie de l’iconographie courante de la fin du XXe siècle. Lorsque nous avons vu ces photogrammes pour la première fois, c’était dans le magazine Life, qui en proposait des agrandissements outranciers. Le magazine avait immédiatement acheté les droits à Zapruder, qui avait appris que le président était en visite officielle et que le cortège passerait près de chez lui : il s’était alors rendu sur la Delia Plaza et avait filmé environ dix secondes de l’événement. Le drame a eu lieu et ces dix secondes de film sont instantanément devenues historiques. À l’époque, Kennedy lui-même était une création des médias de masse. Si sa mort tragique a pris une telle ampleur, c’est parce qu’elle marquait le passage du monde de la vieille presse écrite au monde naissant et dynamique des médias électroniques, notamment de la télévision ; on n’a pas vu l’assassinat de Kennedy en direct à la télévision, mais, trois jours plus tard, nous avons pu voir sur nos petits écrans l’assassinat d’Oswald.
Chacun dit se souvenir des circonstances dans lesquelles il a appris la mort du président Kennedy. Quels sont vos propres souvenirs ?
L’annonce du décès et les heures qui ont suivi. Le battage médiatique qui a accompagné la mort en public du président et qui m’a complètement bouleversé, comme il a bouleversé beaucoup de gens. Et puis cette imagerie est très rapidement passée dans le monde de la presse populaire. C’est à ce point précis que l’inquisition perpétuelle des objectifs et des micros pointés sur la puissance et la gloire transforme nos vies. Nous entrons dans l’intimité de ces gens et nous finissons par les connaître presque mieux que notre femme ou notre mari. Quoi qu’il en soit, nous sommes davantage conscients de leurs petits défauts. Nous voyons leurs petites grimaces, leurs tics, la tension à laquelle ils sont soumis. Dans le cas de Kennedy, nous voyons un homme qui sent une balle lui déchirer la gorge et sa femme qui le regarde.
Et pourtant, il n’y a pas de compassion. La compassion est exclue du système dans son ensemble. Nous vivons dans une sorte de monde privé d’émotions. C’est d’ailleurs le thème de mon livre, bâti sur les années soixante et dans lequel cet événement constitue le cœur du récit. Pour moi, cet événement ne symbolise pas l’anéantissement de Kennedy, mais témoigne plutôt de la naissance et de l’extension des médias électroniques et de la manière dont ils ont façonné notre environnement quotidien. Je considère que novembre 1963 a servi de catalyseur à l’explosion des énergies, bonnes et mauvaises, qui ont fait des années soixante ce qu’elles sont devenues : la conquête de l’espace, la drogue, l’explosion de la jeunesse, la guerre du Vietnam, qui a donné lieu à un autre battage médiatique centré sur la violence et la douleur. Pour moi, l’assassinat de Kennedy est le point de départ de tout cela.
Dans l’un de vos livres, vous utilisez le terme d’“événement conceptuel”.
C’est le point de départ, il n’y a pas de doute à ce sujet. Aujourd’hui, c’est pratiquement devenu un cliché visuel qui est en lui-même une bien triste constatation. On pourrait considérer que le film de Zapruder est presque la chapelle Sixtine de notre époque.
Pourquoi êtes-vous un fervent admirateur d’Helmut Newton et avoir retenu une image de son livre White Women ?
J’ai toujours été un inconditionnel d’Helmut Newton. Cet Allemand a quitté son pays avec ses parents dans les années trente, ils ont émigré en Australie. Il a servi l’armée australienne ; après la guerre, il s’est lancé dans la photographie et, comme on le sait, dans les années soixante et soixante-dix, il est devenu l’un des plus grands photographes de mode. Mais il a toujours été plus que cela. Ce qui le distingue des autres, c’est l’impressionnant monde imaginaire qu’il a su créer d’un bout à l’autre de sa carrière. Ses photographies semblent tout droit sorties d’un film érotique raffiné. Elles possèdent une puissante charge narrative.
Une image isolée – qui ne lui rend pas vraiment justice puisque son œuvre est montrée dans les magazines sous forme de séries de mode à raison de six, huit ou dix pages – ne pourrait pas à elle seule résumer ce qu’il est, mais elle laisse suffisamment entrevoir le monde très mystérieux qu’il construit. C’est un monde élégant ; curieusement, c’est un monde pratiquement asexué. Je pense que Newton désexualise ses sujets (rappelons qu’il est photographe de mode et que la plupart des femmes qu’il photographie ne sont pas nues). Et si l’on parcourt ses photographies d’hommes, on note qu’ils sont souvent très bien habillés, vêtus de costumes sombres, de chemises blanches et de cravates, et bien coiffés ; cependant ils sont presque inexistants. Ce sont les femmes qui prennent les choses en main ; les hommes, eux, ont l’air d’avoir la migraine. Il inverse les rôles conventionnels. Les hommes sont inexistants parce que Newton désexualise les femmes et attribue la charge sexuelle à ses mises en scène : le décor élégant des appartements, les villas, les piscines, la Supercam et tout le reste. Elles ne peuvent pas attirer les voyeurs parce qu’elles ne sont pas vraiment sexy. C’est d’ailleurs ce qui les rend si intéressantes. Il prend les éléments du corps féminin nu, parfois du corps masculin, et il les met en scène. Il fait appel à l’imagination de manière extraordinaire, surtout si l’on considère qu’il travaille avec un matériel somme toute limité. Il a créé un monde entièrement fondé sur l’imaginaire, et je pense qu’aucun artiste figuratif sur cette planète ne pourrait en faire autant. Newton est certainement le plus grand artiste figuratif vivant. Personne n’est près d’égaler son degré de réalisation créatrice.
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Entretien avec J.G. Ballard
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°87 du 27 août 1999, avec le titre suivant : Entretien avec J.G. Ballard