Le cinéaste espagnol Carlos Saura avait depuis longtemps le projet de consacrer un long métrage à Francisco de Goya. Alors qu’il met la dernière main à son film, l’auteur de CrÁa Cuervos nous a expliqué sa vision du peintre aragonais.
Quand est née l’idée de réaliser un film sur Francisco de Goya ?
Il y a quelques années, alors que je préparais El Dorado dans la résidence de l’ambassadrice d’Espagne au Costa Rica, j’ai trouvé dans sa bibliothèque un livre sur Goya écrit par Jacques Fauqué et Ramón Villanueva, qui narrait la vie du peintre à Bordeaux, où il est mort à 82 ans. Ce livre et mes réflexions m’ont donné l’idée de ce Goya que je suis en train d’achever.
Pourtant cette idée vient de plus loin.
À 18 ans, j’ai voulu faire un film sur Goya. Avec une caméra 16 mm, je me suis rendu sur la prairie de San Isidro, où l’on trouvait encore la vision goyesque de Madrid. J’avais la prétention de réaliser un documentaire sur le pèlerinage et les gens qui s’y rendaient pour la fête du saint patron, d’établir un parallèle entre ce Madrid et celui qu’avait connu Goya, grâce au merveilleux petit tableau du Prado. Ce que j’avais tourné m’avait paru insuffisant, je n’ai jamais terminé le documentaire. Beaucoup plus tard, on m’a offert de participer à une série vidéo sur les grands personnages de l’histoire de l’art. Des réalisateurs européens que j’admirais avaient donné leur accord, je considérais donc ma participation comme un honneur. Ils m’ont proposé Vélasquez et je leur ai répondu Goya, car, viscéralement, je me sentais plus proche de ce dernier. J’ai écrit un scénario d’une heure qui n’a jamais été réalisé. Je ne sais pas pour quelles raisons le projet a échoué. L’idée de faire un long métrage sur Goya m’a poursuivi depuis, et j’ai écrit un scénario pour un film qui, plusieurs fois sur le point de se réaliser, prend aujourd’hui forme.
Comment le film s’est-il structuré ?
Mon film se structure à partir d’une prémisse : conter l’histoire à l’envers, partir de Bordeaux lorsque Goya a 82 ans, et finir à sa naissance dans le petit village de Fuendetodos de Zaragoza. C’est donc un flash-back, quoique, à certain moment, pour ne pas subir une chronologie rigide, on saute dans le temps. Le choix de cette structure n’est pas capricieuse ; j’ai voulu accompagner Goya lors de ses derniers pas dans Bordeaux, quand sa mémoire faiblit et l’ombre de la mort le poursuit, un Goya qui se réfugie dans le souvenir et réfléchit sur sa vie et son œuvre.
Quelle a été votre approche de Goya ?
Ma vision personnelle justifie les libertés que j’ai prises. Je ne voulais faire ni un film historique ni un catalogue de son œuvre, et encore moins une analyse psychologique du personnage, même si finalement il y a un peu de tout cela. Une de ces libertés consistait à réduire la vie de Goya à trois femmes : sa maîtresse Leocadia Zorrilla, sa fille Rosarito et la duchesse d’Albe.
Quels acteurs avez-vous choisis pour incarner de si singuliers personnages ?
J’ai toujours pensé que Paco Rabal était mon acteur. Il a interprété le personnage en d’autres occasions, mais maintenant sa maturité en fait un Goya ressuscité. C’est un acteur dont l’humanité rend crédibles des moments difficiles, et il pousse très loin son interprétation d’un Goya luttant contre la vieillesse, un Goya grincheux et puéril qui, malgré les années, n’a pas perdu son amour de la vie, un Goya qui me rappelle Luis Buñuel et mon frère Antonio, pour leur force, leur opiniâtreté et leur curiosité.
En parlant des multiples visions qui existent à propos de Goya, on pense à la définition de Giménez Caballero – “toute la sublime délicatesse et toute la sublime brutalité aragonaise” – comme exemple de l’alternance de styles dans son œuvre. Ce Goya apparaît-il dans votre film ?
Goya était un personnage plus complexe que ce qu’on en dit habituellement. S’il n’était pas primaire, il n’était pas non plus un intellectuel au sens que l’on donne à ce mot aujourd’hui, bien qu’il essayât de fréquenter les esprits les plus libres et intelligents d’Espagne. C’était sans aucun doute un homme intuitif et vif, un esprit libre qui aimait cheminer comme il lui plaisait sans perdre le contact avec la réalité. Plus j’approfondis ma connaissance de la vie de Goya, plus elle me semble extraordinaire. Une observation attentive de son œuvre nous indique que l’apparente négligence de sa peinture, cette bouche à moitié tracée, ces traits rapides et volontaires, son expressivité au-delà du portrait fidèle sont la marque d’un artiste génial qui méprise les normes académiques et s’en affranchit.
André Malraux affirmait qu’avec Goya “commençait l’art moderne”...
Des déclarations de Goya sur la peinture, on ne sait pas grand chose ; il a néanmoins prononcé une phrase lapidaire dans son discours à l’Académie de San Fernando : “Je ne vois ni lignes, ni couleurs, seulement des ombres qui avancent et reculent”. Mon frère Antonio avait l’habitude de dire que ces mots étaient le manifeste le plus lucide qu’il connaissait à propos de la peinture moderne.
Dans le même temps, un autre cinéaste espagnol prépare un film où l’on retrouve le personnage de Goya. Volaverunt. La maja desnuda, de Bigas Lunas, conte les circonstances étranges de la mort de la duchesse d’Albe. Les souvenirs et l’évocation de trois personnages centraux dans la vie de la duchesse servent de fil conducteur à l’intrigue. Sortie en Espagne en septembre.
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Entretien avec Carlos Saura
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°88 du 10 septembre 1999, avec le titre suivant : Entretien avec Carlos Saura