Un catalogue raisonné délivre une forme de certificat d’authenticité pour une œuvre qui y figure. Les enjeux économiques sont tels que surgissent des litiges. Et pourtant, il n’y a aucune réglementation.
Un format guide Michelin, une belle couverture rouge, et un sigle, A.C.I. pour Art Catalogue Index. Ce répertoire de plus de cinq cents pages ne devrait pas laisser indifférent. Il n’est pas en effet qu’un simple recensement de l’ensemble des catalogues raisonnés des artistes nés entre 1780 et aujourd’hui.
L’A.C.I., un répertoire qui met « un peu d’ordre »
La démarche de ses auteurs, Noëlle Corboz et Cécile de Pebeyre sous la direction de Marc Blondeau, expert en peinture impressionniste et moderne (ancien directeur de Sotheby’s France) et du libraire parisien Thierry Meaudre (librairie Lardanchet) pousse bien plus loin le genre en distinguant, en particulier, les catalogues raisonnés des catalogues intitulés comme tels et qui ne le sont pas en raison de notices incomplètes, notamment en matière de références (provenance, bibliographie). Rangés dans la catégorie « catalogues », ces derniers y trouvent, il est vrai, mieux leur place. Idem pour les catalogues raisonnés qui ne font pas l’unanimité des scientifiques et des professionnels, distingués quant à eux des autres par un simple mot (Checklist) en fin de notice qui claque à l’oreille comme un désaveu certes discret, mais non moins affirmé.
Pendant quatre ans, enquête a été menée, bibliothèques et autres archives en France et à l’étranger ont été consultées. Rien de tel n’avait été entrepris jusque-là, le Guide international des experts et spécialistes, édité tous les deux ans par Armand Israël depuis près de 20 ans, certes très utile notamment pour les catalogues en cours, ne faisant pas la distinction.
La sortie du Art Catalogue Index lors de la Foire de Bâle ne doit évidemment rien au hasard puisque ce guide « met un peu d’ordre », comme le dit son commanditaire et financier Marc Blondeau, dans cette inflation du genre et du terme, enregistrée depuis plus d’une trentaine d’années pour des ouvrages qui ne devraient pas toujours en porter le nom. Nombreux sont de fait les catalogues raisonnés qui n’en sont pas, leurs commanditaires, auteurs et/ou éditeurs jouant sur l’autorité du terme pour asseoir le sérieux de leur ouvrage que ce soit en arts plastiques ou plus récemment en arts décoratifs, en design, en photographie et en architecture où ils fleurissent. Une évolution tangible qui s’est accompagnée en parallèle et en contrepoint, d’un abandon du terme dans certains cas pour celui de catalogue général, catalogue critique ou complete painting. Manières et désirs pour leurs auteurs et leurs éditeurs (comme le Wildenstein Institute ou la Yale University Press), en le nourrissant de textes divers, d’élargir leur lectorat à une clientèle d’amateurs sensibles à l’art et aux beaux livres, mais aussi de se couvrir contre toutes éventuelles batailles d’experts ou d’ayants droit.
Le catalogue, un vrai faux expert devant la justice
L’évolution des raisons et des enjeux des catalogues raisonnés au cours de ces quarante dernières années a fait en effet parfois se confondre avec d’autres motifs sa première raison d’être : une banque de données donnant une vue à la fois générale et précise, permettant de construire l’histoire de l’œuvre, et l’histoire de l’art. Mais la prise de poids du marché de l’art sur bien des domaines (y compris l’analyse critique d’une œuvre) et le besoin grandissant du client d’être garanti, sécurisé dans son achat, l’ont propulsé à un rang et à un rôle d’arbitre, d’expertise, occultant le fait que l’inclusion d’une œuvre dans un catalogue ne constitue pas un certificat d’authentification.
« Les catalogues raisonnés sont considérés en général par les tribunaux comme un recueil d’avis d’auteurs, mais pas comme une expertise », rappellent Nicole Ferry-Maccario et Olivier Silhol dans leur livre Droit de l’art. « La situation est cependant confuse car la non-inclusion au catalogue raisonné a une incidence certaine sur la valeur de l’œuvre : rejetée du catalogue elle sera considérée comme douteuse et subira une décote », reconnaissent-ils. « C’est pourquoi il n’est pas rare qu’en cas de refus d’inclusion, le propriétaire intente une action judiciaire.
La justice est partagée : dans certains cas, elle a respecté le refus, dans d’autres cas, elle l’a infirmé imposant l’insertion. Dans ce dernier cas, le catalogue mentionne : « insertion sur décision judiciaire ». L’arrêt rendu par la première chambre de la cour d’appel de Paris le 2 mai 2007 a condamné ainsi le Wildenstein Institute à inclure un tableau de Kees Van Dongen dans le catalogue raisonné en préparation de l’œuvre de l’artiste. Cette situation est d’autant plus paradoxale que « les catalogues raisonnés ne font l’objet d’aucune réglementation », notent les deux professeurs de droit de l’art à HEC. « Tout le monde peut en rédiger un, et il n’est pas rare que, pour un même artiste, deux catalogues coexistent. »
La mise en place d’une réglementation serait-elle donc souhaitable ? Elle paraît peu probable, et peu utile, estime-t-on communément, car la qualité d’un catalogue raisonné et la compétence de son ou ses auteurs n’échappent pas à ses utilisateurs coutumiers qu’ils soient historien de l’art, conservateur, marchand, galeriste, expert ou commissaire-priseur.
Le cas de Modigliani, objet de plusieurs catalogues raisonnés aux sources controversées, et toujours en attente d’un catalogue de référence, est un exemple. Le référant, bien qu’incomplet, demeure le catalogue raisonné d’Ambrogio Ceroni publié en 1958 pour les peintures, et en 1965 pour les dessins et sculptures avec une dernière édition en 1972. Une grande prudence prévaut sur les autres catalogues pour leurs inventaires comportant des faux. Le catalogue raisonné entrepris par Marc Restellini sur les peintures que le directeur de la Pinacothèque aurait bien aimé faire paraître au moment de son exposition au Luxembourg, a été ainsi remis à une date indéterminée par le Wildenstein Institute, son éditeur, afin qu’il puisse « continuer de progresser dans la connaissance de la collection ».
Dépoussiérer un œuvre en le préservant des faux
« Un catalogue raisonné a une reconnaissance, un poids à partir du moment où la personne qui l’a fait est crédible au niveau du marché », souligne Frédéric Chambre, vice-président de la maison de vente Pierre Bergé & Associés. « Quand on a un Eugène Boudin, la première chose que l’on se demande est de savoir s’il est dans le Schmit (nom de la galerie Schmit initiatrice et éditrice du catalogue raisonné, NDLR). Il est répertorié, on ne le remet pas en cause. Il ne l’est pas, on le soumet à l’expertise. L’existence du catalogue raisonné impose désormais à une œuvre d’être à l’intérieur, et si le catalogue a été remis en cause, d’avoir l’avis de son expert. Aujourd’hui, vous ne vendez plus un tableau moderne ou contemporain sans certificat. »
« Tout pousse à la précision et à la sécurité maximale, reconnaît de son côté Éric Turquin, expert en peinture ancienne. Dans les tableaux anciens, comme dans l’archéologie, la certitude cependant n’existe pas, on cherche à s’en approcher, et à donner à nos clients le maximum de sécurité. Il ne faut pas oublier que l’histoire de l’art est une science humaine. On tente de la transformer en science exacte, ce qu’elle ne sera jamais », rappelle-t-il. « Le catalogue raisonné apporte avant tout de la lumière. Il suscite, entretient, réveille l’intérêt, préserve l’œuvre des faux et conduit à regarder une œuvre sous un angle nouveau. Rôles et enjeux trop souvent oubliés pour ne voir que les intérêts spéculatifs qui prévalent dans l’art moderne et contemporain. Nous sommes d’ailleurs sans cesse à la recherche de nouveaux étudiants et spécialistes qui pourraient s’intéresser à une œuvre, et soutenons les historiens d’art dans leur recherche et des éditeurs spécialisés comme Arthéna dans leur campagne de souscription quand un catalogue raisonné est lancé, ou annoncé de sortie. »
La réactualisation d’un catalogue est tout aussi fondamentale. Le temps qui passe apporte des données nouvelles, une autre lecture de l’œuvre aussi. Des pièces ont pu ne pas être reconnues à une certaine époque et peuvent l’être bien plus tard, les artistes souvent ne voulant pas reconnaître leurs œuvres faibles. C’est le cas de Vlaminck pour certaines pièces. Si la problématique des faux disparaît avec les catalogues entrepris du vivant de l’artiste, ce dernier peut aussi manipuler son œuvre. D’où parfois l’intérêt qu’un catalogue établi du vivant de l’artiste soit repris un jour.
L’intérêt marchand du catalogue cependant ne peut être occulté. « Si des raisons d’archivages prévalent à la réalisation d’un catalogue d’un artiste décédé, elles évoluent évidemment ensuite sur des raisons de commerce », constate Patrick Bongers de la galerie Louis Carré et Cie. « La réalisation d’un catalogue raisonné permet de se positionner sur une œuvre, d’avoir accès à des collections, de repérer et récupérer informations et pièces, autrement dit d’être au cœur de ce qui se passe. » Situation à l’origine de bien des conflits et de situations complexes au niveau de l’expertise de certaines œuvres.
Sur le secteur des « raisonnés » l’exclusivité n’existe pas
Œuvre inachevée en raison de sa complexité, le catalogue raisonné n’est pas davantage l’affaire exclusive de celui qui a été le premier à l’entreprendre. Si l’examen de la cartographie des catalogues raisonnés révèle un univers complexe, elle renvoie aussi à un monde en constante évolution sous l’effet de plusieurs phénomènes. Nouvelles approches de l’œuvre d’abord comme pour Picasso. Pas moins de vingt-et-un catalogues raisonnés sont recensés en dehors du Zervos, dont les catalogues raisonnés organisés en périodes aux éditions Ides & Calendes par Pierre Daix.
Les conflits entre ayants droit ensuite peuvent tout autant conduire pour un même artiste à l’édition de deux catalogues raisonnés, comme pour Camille Claudel, où coexistent le catalogue raisonné d’Anne Rivière, Bruno Gaudichon et Danielle Ghanassia publié par Adam Biro éditeur et celui de Reine-Marie Paris édité par la galerie Aittouares. Quant à la concurrence entre marchands, elle engage aussi à voir fleurir sur un même artiste (surtout quand il est de renom) d’autres projets de catalogue. C’est le cas de Renoir dont le catalogue est en cours de réalisation au Wildenstein Institute et pourtant déjà entrepris et édité par la galerie Bernheim-Jeune.
Au fur et à mesure de son existence et de son évolution, les raisons d’être du catalogue raisonné, ses enjeux se multipliant et se diversifiant, ont assuré son avenir. Un futur où l’édition sur papier ne devrait pas avoir à craindre de la mise en ligne même si celle-ci fait déjà depuis quelques années l’objet de questionnement et d’engagement (ainsi l’œuvre peint de Jean Hélion, mais aussi prochainement de Hans Hartung également annoncé). Des artistes tels Buren et Boltanski n’ont eu quant à eux aucun doute sur le support de leur catalogue raisonné : l’édition papier conçue comme une œuvre en soi.
Le cas Wildenstein Institute, éditeur depuis les années 1920
Au 57, rue la Boétie, dans le VIIIe arrondissement de Paris, se loge un très bel hôtel particulier, le Wildenstein Institute, fondation éditrice de catalogues raisonnés ou critiques depuis les années 1920, née sous l’impulsion du galeriste Georges Wildenstein. L’intérieur des lieux livre des mètres et des mètres linéaires d’archives privées comptant parmi les plus belles au monde (leur accès est payant). Entretenues avec soin depuis près d’un siècle (pas moins de trente personnes travaillent en ces espaces), elles ont été envisagées dès le début comme une des assises du développement de cette famille de marchands d’art dont la cinquième génération officie aujourd’hui à son devenir.
L’édition de catalogues s’est inscrite dans cette logique, leur constitution conduisant à une connaissance sans équivalent de l’œuvre investie et par là même à un contrôle du marché au regard des pièces passant obligatoirement entre leurs maisons pour être incluses ou non dans le catalogue
Une famille de marchands
Les premiers catalogues édités, consacrés aux peintres et sculpteurs du xviiie siècle, ont ouvert la voie à d’autres ouvrages dont le catalogue raisonné de l’œuvre de Claude Monet qu’entreprit durant quarante ans Daniel Wildenstein, le fils de Georges. Un catalogue en cinq volumes, publiés entre 1974 et 1991, et qui, au-delà de la référence unique qu’il constitue, a permis au Wildenstein Institute d’être reconnu comme l’expert de l’œuvre. Un rôle décisionnaire sur le marché de l’art bien que l’avis de son comité d’inclure ou non dans le catalogue raisonné ne soit en aucun cas une expertise ou un certificat d’authenticité.
Aujourd’hui, la liste des catalogues raisonnés ou critiques du Wildenstein Institute publiés ou en cours révèle un choix d’artistes de renom (Fragonard, Chardin, Courbet, Pissarro, Caillebotte, Gauguin…), liés aussi bien aux activités de cette famille de marchand et de galeriste (seule la galerie de New York a été conservée) qu’aux intérêts de chacun pour tel ou tel artiste. Alec Wildenstein, le fils de Georges, est l’auteur du catalogue d’Odilon Redon, son frère Guy de celui d’Albert Marquet, Nadia Wildenstein œuvrant de son côté au catalogue de Lucas Samaros, en cours. Les liens entretenus avec des historiens de l’art (tel Germain Bazin auteur du Théodore Géricault) rentrent tout autant en jeu que ceux établis avec des ayants droit (cas pour Vuillard et Pissarro notamment) ou d’au moins une partie d’entre eux (cas du catalogue Van Dongen en cours). Avec toujours, en contrepoint, la création d’un comité en charge d’examiner les œuvres. Quant à la réalisation en cours du catalogue raisonné de Jasper Johns, mené en collaboration avec l’artiste et Roberta Bernstein en charge de son établissement, elle est une première pour l’Institut.
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Art ou marché ?
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Abonnez-vous dès 1 €La réalisation d’un catalogue raisonné fait en général partie des missions des associations d’amis de tel ou tel artiste. L’édition des catalogues raisonnés d’Utrillo, Landowski et Pevsner est ainsi née de ces associations discrètes mais précieuses pour la sauvegarde de leurs œuvres. Plusieurs étapes ont prévalu à la constitution du catalogue raisonné de l’œuvre sculpté de Pevsner, « une thèse d’abord (celle d’Aude Lardera) », explique Jean-Claude Marcadé, historien de l’art et président de l’association, dans son avant-propos au catalogue, « puis une commande de l’Association auprès d’une historienne de l’art Elisabeth Lebon dont le catalogue raisonné a été complété et affiné par le galeriste et éditeur de l’ouvrage Pierre Brullé, auteur de la biographie ». Idem pour le catalogue raisonné de l’œuvre sculpté de Paul Landowski, né d’une thèse menée par Michèle Lefrançois, conservateur du patrimoine, directrice du musée Landowski et du musée des Années 30. Les aides du Conseil régional et de la municipalité de Boulogne ont permis d’année en année de boucler les 33 823 euros nécessaires à son édition.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°614 du 1 juin 2009, avec le titre suivant : Art ou marché ?