La conjonction de deux événements « médias fin-de-siècle », la vente à Londres de la collection de photographies Marie-Thérèse et André Jammes, chez Sotheby’s, et l’exposition à Paris de la collection Roger Therond, à la Maison européenne de la Photographie (MEP), invite à se pencher sur la maturation de l’idée de collection en photographie pendant les dernières décennies. Ou comment des esprits curieux, ayant un sens aigu de la radicalité du médium, ont construit de toutes pièces un champ d’élection.
Si cette conjonction est plutôt aléatoire – la vente Jammes a été plusieurs fois décalée –, elle est pourtant très symptomatique de ce qui s’est passé depuis plusieurs décennies pour aboutir au boom récent de la photographie. Le “public” suit, les médias y font écho, et ce double événement est devenu ainsi doublement médiatique, puisqu’il est en phase avec le siècle de l’image : les médias se penchent en quelque sorte, même timidement, sur leur propre histoire largement occultée. Et, en France, cette éclosion spectaculaire est une nouveauté publique, alors que la collectionnite était plus généralisée aux États-Unis. Ceci dit, il faut se garder de conclure à la prise de conscience et relativiser les retombées pour l’avancement des connaissances. Le champ à explorer est vaste, pour ne pas dire – heureusement – infini ; il est également dévasté par l’indifférence de plusieurs générations, la pusillanimité congénitale des “pouvoirs publics”, et la bonne volonté des collectionneurs s’apparente parfois au recollage de pots cassés, malgré de plus hautes satisfactions de l’esprit. La nouveauté n’est pas absolument dans la collection, mais dans la manière et la vocation.
Il est plutôt satisfaisant d’avoir ici deux objets aussi différents à comparer : d’un côté, une exposition d’un choix volontariste d’une collection – Roger Therond – amassée en trente ans, dont une partie fut vendue en 1984 au Musée d’Orsay ; de l’autre, un choix également, destiné au sacrifice d’une vente récente sur les autels de Sotheby’s à Londres, après les tergiversations de la Compagnie des commissaires-priseurs de Drouot pour s’y associer ou non. Les deux ensembles privilégient l’un et l’autre deux pôles historiques : la haute époque (1840-1870) et l’entre-deux-guerres. Mais c’est l’esprit de la collection qui les différencie vraiment, ce que représente un tel concept inédit pour un homme de presse – Therond – et pour un couple d’érudits – on aura soin de ne pas dissocier l’activité de Marie-Thérèse Jammes de celle de son mari, libraire et fils de libraire parisien, experts en bibliophilie. Roger Therond fut en effet, jusqu’à cette année, directeur de Paris-Match sur deux périodes (1949-1969, la meilleure, et 1976-1999), et cette exposition est présentée comme un manifeste de l’homme privé, sous le titre “Une Passion française”, en même temps qu’un petit plaisir de fraîche retraite. Un volumineux catalogue de ce qui est montré à la MEP, et traité selon les règles du genre (les notices sont d’Anne de Mondenard), installe dans l’historiographie les motivations presque intimes de celui qui publiait par ailleurs de toutes autres photos “de choc”. Le plaisir et la nécessité imposent-ils ce décalage entre une subtilité expressive de l’image historique et la violence inévitable du photo-reportage, totalement absent de la collection ? Sous couvert d’un amour généralisé de la photographie, n’y a-t-il pas une légère schizophrénie, sensible par les nombreuses images du lieu de naissance du collectionneur – Sète – et par la fixation sur l’un des seuls auteurs précoces de photographies de cette ville, Gustave Le Gray, qui se trouve être l’un des “meilleurs” photographes du XIXe siècle ? L’emphase mise dès l’entrée de la première salle, avec trois marines parmi les plus belles – la spécialité de Le Gray et son œuvre de gloire dans les années 1850 –, indique bien quel pourrait être le mobile non énoncé d’une collection : fixer des standards du goût, dans un domaine et à une époque où il n’y en a pas encore. Le fondement du long terme d’une collection de photographies n’est-il pas une forme d’histoire de la photographie ?
En effet, quand le champ d’action est presque vierge de toute vue d’ensemble, et a fortiori de toute étude critique, comme c’était le cas dans les années cinquante pour André Jammes, et les années soixante-dix pour Roger Therond, collectionner ce qui n’est pas regardé et considéré par autrui, sur des critères qui ne sont pas encore édictés, revient à construire soi-même l’histoire du médium. C’est là qu’intervient la formation personnelle, “l’intelligence de son sujet”, comme disait Nadar. De telles divergences d’appréciation se manifestent entre les deux “collectionneurs” que l’on se félicite d’avoir au moins ce terme général pour désigner deux démarches exclusives. En fait, les époux Jammes collectionnent méthodiquement, avec l’obsession du sauveteur, les “incunables” de la photographie, ces pièces des débuts du médium auxquelles personne ne s’intéressait dans les années cinquante : deux portraits et un “dessin photogénique” de Bayard, un daguerréotype de l’Acropole par le baron Gros. Mais ils collectionnent aussi dans une perspective historique, celle de l’imprimerie et du livre, arguant que l’invention de la photographie est la seconde révolution de la communication après l’imprimerie de Gutenberg. D’où un intérêt personnel pour les débuts des procédés de photogravure – ceux-là même qui permettront à Paris-Match d’exister – dont André Jammes est aussi un spécialiste ; d’où la présence d’un tirage rarissime de la première photogravure de l’histoire, le cardinal d’Amboise par Niepce, qui devrait être logiquement le fleuron de la collection d’un patron de presse ! Le plaisir consiste à apprendre, à amasser un matériel d’étude pour l’histoire à venir – qu’André et Marie-Thérèse Jammes vont effectivement promouvoir, avec des ouvrages sur Bayard, Nègre, et surtout le monumental Art of the French Calotype, avec Eugenia Janis. La collection s’est donc développée autour des premières productions photographiques, à partir d’achats méthodiques dans le milieu de la librairie, là où circulaient encore les pièces les plus authentiques en provenance des pionniers eux-mêmes, ou auprès de collectionneurs antérieurs, tel Michel Braive pour le fonds Nadar : nombreux portraits, interview de Chevreul pour son centenaire en 1886. Le regard de Jammes privilégie les calotypistes (opérant avec le négatif-papier vers 1850), avec les fonds Blanquart-Evrard ou Charles Nègre, les pièces de Marville, Baldus, Le Secq, Regnault, Normand, Piot... Le pedigree d’une pièce est important, comme il le serait pour un tableau, mais l’accumulation participe d’”ambitions didactiques” et intellectuelles, de la construction d’un savoir dans lequel André et Marie-Thérèse Jammes auront excellé, et qui servira aux autres collectionneurs ou aux institutions. Car le niveau de qualité qu’ils ont imposé, en s’appuyant sur l’autorité d’un Beaumont Newhall par exemple, a modelé l’historiographie photographique et son exigence scientifique. On peut regretter que les notices du catalogue de la vente, dues à la maison Sotheby’s, ne soient pas à la hauteur de ce qu’André et Marie-Thérèse Jammes ont toujours réalisé. Le public français n’aura malheureusement vu que peu de choses de la collection Jammes, pourtant jadis présentée à l’étranger, comme à l’Art Institute de Chicago, en 1977.
Le ton est tout autre avec Roger Therond, car dans l’exposition comme dans le catalogue, c’est le collectionneur qui parle de sa passion sur un mode qui touche à l’emphase lyrique. Se définissant comme un “vagabond de la photographie”, Roger Therond a constitué sa collection à partir de 1969 sur “le marché” – puces ou boutiques, libraires, ventes aux enchères – et par la fréquentation d’autres collectionneurs, à une époque où les prix étaient peu élevés en raison d’une demande inexistante – progressivement relevée par la constitution des collections américaines, dans les années soixante-dix et quatre-vingt. On sent effectivement la fièvre de l’amateur pour tout ce qui émerge et qu’il ne soupçonnait pas une minute plus tôt, la passion de la découverte d’une signature de renom, d’un épisode de l’histoire, d’une haute figure portraiturée, d’un paysage reconnu dans l’instant. Mais la démarche ne se préoccupe guère de fil historique ou esthétique, elle suit son propre “vagabondage”, c’est-à-dire l’aléa de la trouvaille (le fonds Varin, l’album de nus par Belloc ayant appartenu à Humbert de Molard), ou bien l’engouement pour un photographe (Le Gray) jusqu’à en rassembler des marines exceptionnelles et le travail d’Égypte, totalement inconnu il y a quinze ans. L’ensemble manque parfois d’une cohérence du regard sur l’image – ce qui se ressent dans l’accrochage –, s’étire en longueur dans le flou des rapprochements sous des intitulés pompeux – “L’appel des sables”, “L’homme dans sa vérité”, “Le siècle nous salue” – et accompagné de textes de bonheur divers (ou d’un plaidoyer pour la grandeur du Second Empire! ). La passion pour le tirage photographique devient pourtant manifeste dans la dernière salle, où se côtoient de magnifiques tirages de deux amis du collectionneur, Jacques Henri Lartigue (des contacts, en général) et Maurice Tabard. On conçoit alors ce que peut être la ferveur de la collection, qui fait voir dans un morceau de papier tout un monde lointain, mais on doutera à nouveau en constatant que le catalogue ne tient aucun compte de la saveur des formats originaux. Autant de collectionneurs, autant d’esprits de collection : ces deux exemples font suite à plusieurs générations de curieux-archivistes, curieux-spécialistes, qui avaient leurs marottes mais guère de vue d’ensemble de la saga des images : les Cromer, Sirot, Gilles, Braive... dont Anne de Mondenard retrace les parcours en ouverture du catalogue. On peut gager qu’ils feront des émules – mais à d’autres conditions financières –, pour le meilleur de la connaissance, on l’espère.
Jusqu’au 9 janvier, Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy 75004 Paris, tlj sauf lundi et mardi 11h-20h. Catalogue, éditions Filipacchi/MEP, 368 p., 250 photographies, 385 F. ISBN 2-85018-641-4. Exposition organisée avec le soutien du CCF.
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André Jammes, Roger Therond : l’esprit de collection
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°92 du 5 novembre 1999, avec le titre suivant : André Jammes, Roger Therond : l’esprit de collection