D’une grande discrétion, casanier et parfois austère, Grenville L. Winthrop a été un personnage mystérieux, même pour ses contemporains. Il constitua néanmoins un des plus riches ensembles de l’histoire du collectionnisme des États-Unis. L’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon est, à ce titre, remarquable. Elle regroupe cent trente-six œuvres de peintres français, anglais et américains, des peintures, des esquisses mais aussi des dessins et des aquarelles.
La première des quatre nouvelles d’Edith Wharton qui composent le recueil Vieux New York (1924) raconte la curieuse et cruelle histoire d’un jeune homme de bonne famille parti, au cours des années 1840, faire son Grand Tour en Europe. Revenu avec une moisson d’œuvres inestimables (Mantegna, Piero della Francesca, Carpaccio, Giotto...), il ne rencontre que le dédain de ses proches, dont le goût est encore trop loin de telles découvertes. La romancière était une amie de la mère de Grenville Lindall Winthrop (1864-1943). Mais si, dans une lettre, elle reconnaît la finesse du jeune homme, elle le trouve décidément « difficile à cerner », voire « opaque », et peu ouvert au monde. Elle consacre plusieurs pages de ses souvenirs à l’un de ses parents, Egerton Winthrop, « fin collectionneur d’œuvres d’art, en particulier du xviiie siècle », mais aussi « être intensément social », et n’y cite pas son cadet, reclus parmi ses trésors. La discrétion extrême de Grenville L. Winthrop, ses habitudes austères et casanières, expliquent en partie le mystère qui l’entoure, et le peu de bruit fait autour de sa collection, pourtant l’une des plus remarquables dans l’histoire du collectionnisme aux États-Unis. L’année de sa mort, il laissait au Fogg Art Museum de l’université de Harvard un inestimable ensemble de quatre mille œuvres et objets d’art, soit l’une des plus considérables donations jamais faites à un musée américain. Son legs stipulait que les œuvres devaient, en principe, être accessibles en permanence aux étudiants : cette année, la collection Winthrop voyage donc pour une seule et unique fois, et se rend d’abord en Europe, au musée des Beaux-Arts de Lyon, où seront présentées cent trente-six œuvres, puis à la National Gallery de Londres, avant que ne soit montrée au Metropolitan Museum de New York une sélection augmentée à deux cent dix-neuf numéros.
Le parcours de l’amateur, tel que le retrace Stephan Wolohojian, conservateur au Fogg Art Museum et auteur du principal essai du catalogue, se détermine au moment de sa formation à Harvard. Issu d’une famille new-yorkaise ancienne et fortunée, le jeune homme y fait de traditionnelles études de droit, mais suit aussi les cours de Charles Eliot Norton, premier professeur d’esthétique dans cette université. « Parmi ceux de mes amis qui subirent l’influence de Norton à Harvard, écrit Wharton, il n’y en eut aucun qui ne considérât pas cette rencontre comme un tournant décisif dans sa propre carrière. Norton était un Éveilleur suprêmement doué. » Winthrop, que rien ne distingue alors, d’après son condisciple George Santayana, sinon sa réserve et ses bonnes manières, se lie à Bernard Berenson, qui le conseillera un temps, ainsi qu’au neveu de Norton, Francis Bullard, qui l’initie aux joies de la collection en réunissant avec lui des gravures du XIXe siècle, en particulier de Turner. De retour à New York, Winthrop exerce la profession d’avocat, puis y renonce, et confie la gestion de ses biens à l’un de ses frères, pour se consacrer à sa seule passion, collectionner. Ce seront d’abord des porcelaines de Wedgwood, du mobilier anglais, puis des peintures, et le début d’un exceptionnel ensemble d’objets d’art asiatique. Il en vient ensuite à s’intéresser peu à peu au dessin, acquérant par exemple dès 1909 le Portrait de Jane Morris (1865) par Rossetti. En 1914, il rencontre dans une galerie de New York un certain Martin Birnbaum, organisateur d’expositions et marchand, fin connaisseur de l’art du xixe siècle français et anglais.
Winthrop, se souviendra Birnbaum, affirmait alors vouloir « explorer de nouvelles voies, et même si ses projets restaient vagues, il était clair qu’il ne voulait pas collectionner de manière anarchique ». Il s’en tient à un seul critère : « Ce que nous cherchons pour la collection doit posséder une musique, une poésie, un rythme propre – autrement dit, être doté de beauté. Si la beauté fait défaut, l’œuvre ou l’objet ne peut être retenu, il doit chercher une autre destination. » Dans ses mémoires, Birnbaum revendique le choix du dessin comme orientation majeure de la collection de celui dont il devient alors l’agent. En effet, si Winthrop continue d’acquérir directement des œuvres auprès de marchands new-yorkais, Birnbaum se charge désormais pour lui d’une prospection nourrie en Europe, parfois en salle des ventes, le plus souvent auprès de particuliers, avec une prédilection certaine pour les héritiers d’artistes qu’il tente, de son mieux, de convaincre de lui céder leurs plus belles feuilles. La collection se construit ainsi, au cours des années 1920 et 1930 et jusqu'au début des années 1940, jusqu’à réunir le meilleur d’un siècle d’art graphique en France, en Angleterre et aux États-Unis.
Un remarquable éclectisme
Chronologiquement, l’exposition va, pour le domaine français, de David (avec l’Album romain de 1775-1780) à Toulouse-Lautrec (Écuyer de cirque, 1899), pour le domaine anglais, de Flaxman (rares Illustrations pour la Divine Comédie, 1792) à Beardsley (Isolde, 1895), et pour le domaine américain, se concentre autour de Homer, Sargent et Whistler, couvrant les années 1880 à 1910. Elle rassemble les plus grands noms et illustre les principaux courants, écoles ou mouvements du xixe siècle, ainsi celui des préraphaélites en Angleterre à travers ses premiers représentants Burne-Jones et Rossetti, tout en montrant le rôle essentiel de figures singulières tels, en France, Ingres, Géricault, Delacroix, Courbet, Daumier, Moreau, grâce à des ensembles impressionnants. Trente œuvres d’Ingres sont visibles à Lyon, des chefs-d’œuvre – Raphaël et la Fornarina (1814) ou L’Odalisque à l’esclave (1839-1840) – jusqu’aux études pour certaines peintures majeures, telle La Baigneuse Valpinçon (1808), ainsi que dix portraits dessinés, dont celui de La Famille de Lucien Bonaparte (1815). Vue sous l’angle précis de la technique graphique, la collection témoigne d’un éclectisme remarquable, associant esquisses et dessins achevés, crayon ou encre et aquarelle ou gouache, sans compter les nombreuses combinaisons que pratiquent en virtuoses les plus inventifs des artistes réunis – ainsi Géricault –, ou soulignant l’exceptionnel accomplissement auquel parvient Van Gogh lorsqu’il manie l’encre et la plume de roseau pour le portrait du Paysan de Camargue Patience Escalier (1888). Elle permet de considérer des étapes intermédiaires dans l’élaboration d’une œuvre de premier plan – une esquisse pour Le Serment du Jeu de Paume de David (1790-1791), ou deux études, l’une dessinée, l’autre peinte, pour Roger délivrant Angélique d’Ingres (1818). Elle rapproche l’un ou l’autre exemple d’un style particulier chez Courbet ou Seurat. Elle autorise aussi la comparaison entre différentes versions d’un même thème – La Divine Comédie selon Flaxman et Blake, puis Rossetti ; Salomé selon Moreau ou Beardsley –, et plus largement, permet l’étude du nu, masculin chez David et Géricault, féminin chez Ingres ou Burne-Jones, ou du portrait de Prud’hon à Toulouse-Lautrec... Winthrop avait également à cœur d’acquérir les œuvres d’artistes peu ou pas représentés dans les collections publiques ou privées des États-Unis. Et grâce à lui, les aquarellistes américains Homer et Sargent rivalisent dans la pratique de ce médium avec leurs prédécesseurs européens Blake ou Delacroix.
Dans une maison-musée
La collection vaut bien sûr d’abord pour chacune des œuvres prises isolément, le portrait d’Emmanuel Joseph Sieyès (1817) par David pour son intelligence, Le Marché aux bœufs (1817) de Géricault pour sa fougue, la Course de chevaux à Longchamp (1864) de Manet pour son éclat, ou pour son faste, le Bouquet de printemps (1866) de Renoir, l’un des tout derniers achats du collectionneur. Elle se distingue aussi par les multiples jeux d’échos et les contrepoints féconds qu’elle ménage. Mais
Winthrop accorde aux œuvres qu’il possède un traitement particulier. Dressant pour chacune une fiche où s’inscrit toute son érudition, il les fait restaurer et réencadrer, afin de pouvoir les exposer dans ce qu’il faut appeler une maison-musée. En 1926, il s’installe en effet dans les bâtiments du 15 East 81 Street, et répartit sa collection dans les dix-huit salles et corridors d’un domicile où il ne garde que deux pièces pour son usage personnel. Des photographies gardent la trace d’une présentation qui tantôt tient de la mise en scène, tantôt préfigure l’accrochage d’un musée : les salles monographiques – dont celle dévolue aux seules aquarelles de Blake et à son étrange Christ bénissant, vers 1810 – alternent en effet avec d’autres espaces juxtaposant de façon plus hardie le Portrait de Victor Chocquet (vers 1875) par Renoir et celui du collectionneur lui-même, ou mêlant les chefs-d’œuvre d’époques, voire de civilisations différentes. Ainsi une cage d’escalier se trouve garnie de sculptures, de dessins et de peintures, dont une étude pour Le Martyre de saint Symphorien par Ingres (1833), d’une horloge comtoise, et sur une table ronde, de quatre petits cerfs en bronze
tibétains faisant cercle autour d’une Danseuse d’Edgar Degas.
Un tel arrangement traduit d’abord la minutie de celui qui veut que tout soit réglé au plus précis (de même qu’à Groton Place, maison de campagne où il conserve ses estampes et qui est sa seule destination lorsqu’il s’éloigne de Manhattan, il a redessiné le paysage environnant, qu’il anime grâce à sa collection d’oiseaux rares). Il manifeste ensuite son ambition d’une disposition idéale, capable de stimuler l’œil des spectateurs admis à la découvrir. Le collectionneur reçoit régulièrement chez lui spécialistes, artistes ou historiens de l’art triés sur le volet, et surtout des étudiants. C’est à ces derniers qu’il songe finalement, lorsqu’il refuse de céder sa collection à la National Gallery de Washington, même s’il sait qu’elle y serait vue par un plus large public. Winthrop souhaite que sa collection bénéficie à ceux qu’elle est à même d’inspirer le plus, au moment où ils y seront le plus sensibles. Son souci de favoriser les jeunes générations le rapproche de son aîné, le collectionneur parisien Jacques Doucet (1853-1929). Si l’on en croit son filleul Jacques Porel, Doucet « n’était vraiment préoccupé que de lui-même. C’est en cela qu’il était et restera un personnage singulier, attachant. Il avait parfaitement raison. S’il en avait été autrement, cet homme maniaque, distingué, n’eût jamais eu le temps de devenir l’homme de goût exceptionnel, le collectionneur enragé, le dandy parfait qu’il ne cessa jamais d’être. » Le même Doucet se révéla pourtant un bienfaiteur de l’université française, en créant une bibliothèque d’art et d’archéologie comme une bibliothèque littéraire aux ressources inépuisables pour les chercheurs. Sans doute faut-il voir dans la décision de son cadet Winthrop, outre sa générosité, une certaine nostalgie, et surtout une grande fidélité au lieu même où est née sa vocation.
Le génie du collectionneur
Peu de sources semblent à même de révéler ses intentions profondes. Son génie de collectionneur tient à l’option qu’il a prise, à sa volonté de constituer une collection cohérente, pour une période donnée, autour d’une technique. Un tel choix – qui correspondait, au passage, à des nécessités matérielles, Winthrop ne disposant nullement d’une fortune aussi considérable que ses contemporains les célèbres John Pierpont Morgan et Henry Clay Frick – est singulier dans l’évolution du goût. D’autant qu’il se double, dès l’accrochage new-yorkais, d’une dimension critique, qui devient didactique lorsque la collection rejoint l’université de Harvard. Selon Paul Sachs, qui dirigea le Fogg Art Museum avec Edward W. Forbes, Winthrop était « l’exemple même du véritable connaisseur et de l’amateur éclairé. Son instinct et son sens aigu de la qualité d’une œuvre expliquent assez l’incroyable succès de son entreprise. [...] Il était convaincu d’une chose [...] : avant tout, l’œil doit s’entraîner, et le meilleur entraînement est celui que permet une étroite intimité avec ce qu’il y a de meilleur ». Sans doute le collectionneur souhaitait-il que l’ensemble réuni fasse après lui l’objet de recherches et d’études approfondies. Certains pans en ont été publiés, mais le catalogue accompagnant cette exposition est la première monographie d’envergure à lui être consacrée. Elle devrait ouvrir la voie à d’autres ouvrages capables d’éclairer peut-être d’un jour nouveau cette passion très privée, ce moment singulier de l’histoire du goût – ou la relation profonde unissant, avec la complicité de l’agent Birnbaum, le collectionneur Winthrop à sa collection.
« Ingres, Blake, Burne-Jones, Renoir… La Collection Winthrop. Chefs-d’œuvre du Fogg Art Museum, université de Harvard », du 14 mars au 26 mai, tous les jours de 10 h à 18 h, le vendredi de 10 h 30 à 20 h ; fermé le mardi et jours fériés. Plein tarif : 8 euros, tarif réduit : 6 euros. Musée des Beaux-Arts de Lyon, palais Saint-Pierre, 20 place des Terreaux, Ier, tél. 04 72 10 17 40.
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Winthrop
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Winthrop