Connaissez-vous le plus grand parc de sculptures d’Europe ? À Oslo,
un jardin de plus de 32 hectares abrite les bronzes et pierres de Gustav Vigeland. Ces sculptures aux formes généreuses, qui ne sont pas sans évoquer celles de Maillol, sont un hymne à la vie déroulé sur près d’un kilomètre, un parcours symboliste évoquant les bienfaits qu’apporte la nature à tout être humain.
Composé de 192 sculptures allégoriques, le parc Vigeland s’étend sur un axe est-ouest long de 850 mètres, partant de l’entrée principale sur Kirkeveien. La promenade « initiatique » mène successivement au Pont des lacs Frogner, à la Fontaine, au Plateau du Monolithe, jusqu’à la Roue de la Vie. C’est le sculpteur lui-même qui conçut le projet de cet ensemble monumental unique en Europe, mais la réalisation, qui a demandé plus de 40 ans, placée sous son contrôle, n’a pu être achevée qu’en 1944, après sa mort. La Fontaine fut le point de départ de cette entreprise consacrée au cycle de la vie illustré par des nus disposés dans toutes sortes d’attitudes et de physionomies exprimant, avec une singularité toute scandinave, joies et drames existentiels. C’est presque viscéralement que le visiteur reçoit le message – un hymne à la vie –, mais où, en filigrane, se dessine l’angoisse toujours menaçante.
Des formes épanouies et denses
De l’entrée principale avec ses sept imposantes grilles en fer forgé, dessinées en 1926 dans le style Art Déco, on franchit le Pont des Lacs Frogner sur les parapets duquel se dressent, en deux rangées parallèles, 58 figures et groupes de bronze. Les sculptures aux allures extatiques sont rassemblées en cinq grandes unités se complétant les unes les autres. Leurs contours sont continus et épurés ; leurs formes épanouies et denses à la manière des nus « synthétiques » de Maillol. Les modèles, enfants ou adultes, sont exposés dans des situations fortement psychologiques, empreintes d’humanité, évoquant notamment le bonheur de vivre en osmose avec la nature, thème écologiste avant l’heure. Les tourments personnels et les angoisses collectives sont également exprimés. Le sujet des relations homme-femme, parfois conflictuelles, relève d’une thématique traditionnelle dans la littérature nordique, d’Ibsen à Strindberg. Au milieu du pont, de chaque côté, se trouve un groupe circulaire ; dans l’un flottent un homme et une femme enlacés. Le cercle semble être ici le symbole de l’éternité et de la force d’attraction entre les sexes. Dans l’autre groupe, un homme tente de se libérer de l’anneau, image de l’emprise indéfectible du temps et du destin. Quatre compositions réalisées entre 1918 et 1930 sur de hautes colonnes de granit placées aux quatre coins du pont montrent des personnages luttant contre de grands dragons-sauriens, symboles de sexualité et de fertilité, le plus étonnant étant une femme qui se donne au monstre en une tendre étreinte. En contrebas du pont, la Place circulaire des enfants, avec neuf curieuses sculptures de nouveau-nés en bronze – du stade néonatal à celui de nourrisson ! – réalisées en 1923 et 1940, rompt la stricte symétrie de la composition générale axiale.
Géants de pierre et de bronze
Au centre de la fontaine, une vasque remplie d’eau est soutenue par six géants d’âges différents – Vigeland s’étant identifié à l’un d’eux – symbolisant à la fois le cycle de la vie et l’humanité ployant sous le fardeau de l’existence. La représentation peut être perçue comme un acte de création, la charge commune donnant au monde vie et sens. L’eau représente les forces créatrices, ici apprivoisées et maîtrisées par l’intelligence humaine. Autour du bassin se trouvent 20 groupes d’arbres « habités », dans l’esprit Art Nouveau par leur asymétrie organique et leur contour ondulant, réalisés entre 1906 et 1914, symboles d’union et d’harmonie entre l’homme et la nature. L’association de l’homme et de l’arbre est l’expression romantique des liens inexorables de l’être humain avec son environnement, valeur fondamentale dans la culture nordique. L’arbre en ronde-bosse créant un espace sculptural autour de la figure est une idée inventée par Vigeland. L’arbre n’est pas seulement un élément décoratif, il a une fonction symbolique évidente, c’est « l’arbre de la vie », qui donne un cadre significatif à l’évocation de l’homme aux différents âges et qui souligne son intégration à la nature. L’idée du cycle de la vie est développée le long des murs du bassin dans la frise aux 60 reliefs réalisés entre 1906 et 1936, où le thème de la mort est directement relayé par celui de la vie naissante. D’un point de vue iconographique, on peut rattacher ces séries aux représentations traditionnelles des différents âges de l’homme qui devaient connaître un regain d’actualité à la fin du siècle dernier avec l’épanouissement du symbolisme. Dans les arts plastiques également fut ressenti ce besoin de saisir l’enchaînement de la vie, d’interpréter les forces qui l’animent et si possible d’en faire la synthèse à l’instar de La Porte de l’Enfer de Rodin ou de La Frise de la vie de Munch. Mais c’est bien Vigeland qui a le plus souvent, et de la manière la plus systématique, illustré les différents âges de l’homme, ses sentiments, ses expériences et ses relations avec autrui, son dialogue fraternel avec la nature et ses espèces vivantes, végétales ou animales, l’attrait et la tension érotiques entre l’homme et la femme, l’amour en tant que force vivifiante ou destructrice. Vigeland ne passe pas sous silence le mal de vivre. À côté des plaisirs, de la tendresse et de la piété filiale, ses reliefs évoquent aussi conflits, agressions et luttes inhérents à l’existence. Dans de simples compositions au fond non détaillé et avec peu de figures, Vigeland témoigne d’une grande connaissance psychologique dans sa manière de décrire les sentiments humains à travers le langage du corps et des mouvements, ceux des bras étant particulièrement expressifs.
Le Monolithe, « ma religion »
Après avoir franchi de nouvelles grilles en fer forgé réalisées dans les années 30 et 40, trois terrasses conduisent par un escalier circulaire monumental orné de sculptures, au point le plus haut du parc, au Plateau du Monolithe. Haute de 17 mètres, une spectaculaire colonne humaine de 270 tonnes, sculptée dans un seul bloc de granit provenant d’Iddefjorden, situé dans le sud-est du pays, se compose de 121 figures trois fois plus grandes que nature, enchevêtrées les unes aux autres, luttant pour s’élever. Inspirées sans doute par le Monument aux Morts d’Albert Bartholomé (1899, cimetière du Père Lachaise à Paris), les premières esquisses de la colonne datent de 1919. Ce n’est qu’en 1924-1925 que la colonne trouve sa forme définitive, avec ses figures ascendantes qui viennent rompre cette orbite cyclique de la vie. Trois tailleurs de pierre travaillèrent in situ pendant 13 ans d’après le modèle en plâtre, grandeur nature. Vigeland n’expliquera pas cette composition exceptionnelle, mais l’appelera « ma religion » et prétendra que le motif appartient au seul monde de l’imaginaire. Au bas de la colonne, des corps, réalisés dans un style épuré rappelant celui de la statuaire égyptienne, sont couchés apparemment sans vie. Au-dessus d’eux, une foule de personnages monte en spirale, mouvement atténué au milieu et qui reprend de la vitesse vers le haut. La figure de celui qui parvient au sommet du Monolithe est, selon Vigeland lui-même, un autoportrait symbolique. Les bras levés, une main portée à la tête, il se joint à cette ascension, écho lointain du personnage de L’Âge d’airain de Rodin, appelé encore L’Éveil de l’humanité.
Un refus du naturalisme pathétique
Entre 1915 et 1936, 36 groupes en granit furent placés autour du Monolithe, en rayons sur les marches de l’escalier. Comme pour la Fontaine, c’est une fois encore le cycle de la vie qui en est le thème : entre autres, visions hédonistes de l’enfance et de l’adolescence, maternités, rencontres amicales ou conflictuelles entre adultes. Vigeland refuse le naturalisme pathétique et crée une représentation humaine caractérisée par des formes robustes, imposantes, non dénuées pour autant de sensibilité. Son sens de la monumentalité, de la généralisation intemporelle fait de lui le principal héritier de la tradition classique nordique depuis Thorvaldsen. Derrière le Plateau du Monolithe, le chemin continue vers l’ouest et l’ensemble des sculptures se termine avec la Roue de la Vie, bronze réalisé en 1933-1934, un groupe composé de trois enfants et de quatre adultes formant une ronde de 3 mètres de diamètre. Le cercle est là aussi un symbole d’éternité et de totalité de l’espèce humaine, de la naissance, en passant par la mort, à une nouvelle naissance. Fidèle aux principes de Nietzsche, répandus en Scandinavie dès le printemps 1888, qui voyait dans l’art une incitation à vivre en parfait accord avec la nature, Vigeland percevait dans le vitalisme un moyen de combattre la décadence et la langueur fin de siècle. Finalement, on perçoit les formes compactes de ses sculptures au granit dur et granuleux comme des particules d’énergie capables de communiquer leur force. Atteint de plein fouet par la vitalité et le magnétisme des sculptures, le visiteur du parc Vigeland fait une expérience incomparable, non seulement d’ordre spirituel et philosophique, mais avant tout « physiologique ».
1869 : Naissance le 11 avril à Mandal, petite ville côtière à la pointe sud de la Norvège. Sa première rencontre avec les arts plastiques s’opère à travers la lecture de la Bible familiale où étaient reproduites des œuvres de Vinci, Michel-Ange, Rubens.
1889-1890 : Élève du sculpteur Brynjulf Bergslien puis de Mathias Skeibrok à l’École de dessin de Kristiania (aujourd’hui Oslo).
1893 : Séjours à Paris où il se rend plusieurs fois dans l’atelier de Rodin.
1895-1896 : En février, il part pour Berlin où il fréquente le milieu cosmopolite des artistes et écrivains autour de son compatriote Munch et du Polonais Przybyszewski. Il poursuit son voyage à Florence, Rome, et Naples.
1906 : Commence à sculpter les groupes de La Fontaine (le groupe central est terminé en 1909, les 20 groupes à l’arbre sont exécutés entre 1906 et 1914, les 60 reliefs entre 1906 et 1936).
1919 : Première esquisse d’une colonne monolithique formée de figures.
1921 : Vigeland signe avec la municipalité d’Oslo un contrat aux termes desquels il fait don à la ville de toutes ses œuvres en échange d’un atelier spécialement construit pour lui.
1924 : La municipalité d’Oslo accepte l’emplacement de La Fontaine et du Monolithe dans le parc Frogner proposé par Vigeland.
1925 : Projet du Pont.
1926 : Projet d’un portail d’entrée pour le parc avec des grilles en fer forgé.
1929 : Reçoit la Grande Croix de l’ordre de Saint Olav. Début de la taille du Monolithe.
1931 : Les sculptures du Pont sont acceptées par le conseil municipal.
1940 : Huit figures pour La Place circulaire des enfants près du petit lac Frogner.
1943 : Vigeland meurt le 12 mars, quelques mois après une affection cardiaque.
1947 : Ouverture du musée Vigeland.
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Vigeland, la force vitale
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°512 du 1 décembre 1999, avec le titre suivant : Vigeland, la force vitale