Le mot ne figurait pas dans les dictionnaires du XXe siècle. Il est désormais en usage sur tous les « plateaux télé ».
Il faut dire que la chose, elle, remonte à l’Antiquité et, tout simplement, à l’invention de la ville, que les historiens situent aux environs de 5 000 ans avant notre ère. Mais le plus important tient dans le rapport que la fortune du mot entretient avec l’évolution géopolitique de notre époque et, plus au fond encore, avec les changements culturels – remarquables voire vertigineux – qui vont avec.
On semble avoir commencé à parler explicitement d’« urbicide » dans des conjonctures récentes de guerres civiles, des Balkans des années 1990 à la Syrie des années 2000. Le point commun de ces premières occurrences est qu’elles pointent du doigt une démarche elle aussi tout à fait explicite : la destruction consciente et organisée d’une ville, non parce qu’elle subirait les dégâts collatéraux d’un combat qui la dépasse, mais parce que le but de guerre est la destruction, au travers de cette ville, du symbole dont elle est porteuse et, plus fondamentalement encore, de l’identité collective dont elle est la métonymie. À cet égard, les urbicides de l’Antiquité étaient déjà les plus radicaux, dans des sociétés qui politiquement se résumaient à une « cité ». Le traitement que les Thébains, en Grèce, font subir à la ville voisine de Platées ou, un siècle et demi plus tard, les Romains à Carthage, dit déjà tout : non seulement on détruit toutes les superstructures, mais on s’acharne sur les traces mêmes, on cherche à empêcher une renaissance – le sel répandu sur Carthage est passé en proverbe –, voire à anéantir jusqu’au nom de la ville vaincue. L’histoire de l’humanité – qui est plus souvent qu’à son tour l’histoire d’une inhumanité – est remplie de programmes analogues : puisque le génocide, on le sait trop peu, n’est pas une particularité du XXe siècle, il n’est pas rare de voir la défaite militaire définitive d’un peuple complétée par l’anéantissement de ce qui lui tient lieu de capitale.
Deux épisodes, abondamment glosés, comme ceux d’Hiroshima et de Nagasaki n’appartiennent pas à cette catégorie : les Américains n’ont pas en 1945 pour objectif d’anéantir l’État japonais, sa nation et sa civilisation, seulement d’accélérer la capitulation. En revanche il est clair qu’en 1975 l’intention des Khmers rouges, entrant en vainqueurs dans Phnom Penh pour vider la capitale de la République khmère de l’essentiel de sa population, s’apparente à une modalité originale d’urbicide au travers d’une philosophie assimilant l’urbanité à une corruption.
On en arrive ainsi à cette situation révélatrice : d’un côté l’époque contemporaine voit s’ériger toute une série de cités – en particulier de capitales – conçues, sur le modèle alexandrin, comme autant de villes-allégories, de Brasilia à Naypyidaw (Birmanie) ; de l’autre elle justifie, pour la même raison, la démolition ciblée de la Bibliothèque nationale de Sarajevo (par les Serbes) ou de la vieille ville kurde de Diyarbakir (par les Turcs). Mais la formule résonne plus loin.
Sa force – en même temps que son ambiguïté – réside dans sa proximité lexicale avec les suffixes qualifiant, négativement, une entreprise de destruction. Le féminisme a ménagé une place nouvelle, aux côtés de l’homicide, au « féminicide », l’écologie politique a de même inventé l’« écocide ». Le concept d’« urbicide » n’est dès lors pas sans lien avec les progrès d’une conception organique du social. Et c’est là que les difficultés commencent. Si le droit du XXIe siècle a fini par faire reconnaître une personnalité juridique à un fleuve ou à une forêt, on peut se demander si la ville, définie traditionnellement comme cristallisation de la culture, ne pourrait pas bénéficier de cette assimilation. Au risque d’une certaine confusion, et d’un retour de bâton : cette ville métamorphosée en organisme vivant pourrait alors faire l’objet, en retour, de bien des focalisations exterminatrices dont l’actualité montre tous les jours qu’elles sont loin d’avoir disparu de l’esprit humain.
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« Urbicide »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : « Urbicide »