Après « Sensation », l’exposition très controversée de jeunes artistes britanniques défendus par la Saatchi Gallery, Max Wigram récidive avec « Apocalypse ». Cette nouvelle manifestation, montée à la Royal Academy de Londres depuis le 23 septembre, s’attache aux notions du beau et de l’horrible dans l’art contemporain. De Darren Almond aux frères Chapman, une vision décapante de l’Apocalypse.
Quelle est l’histoire de cette exposition ?
Les membres de la Royal Academy of Arts avaient été impressionnés par l’extraordinaire succès de « Sensation : Young British Artist from the Saatchi Collection », une exposition organisée par Norman Rosenthal en 1997. Ils lui ont demandé une suite. Norman a refusé. Faire un second épisode ne correspondait à aucune nécessité. Il leur a alors proposé de travailler sur une exposition entièrement différente. Au départ, Norman a commencé seul. Plusieurs idées étaient en gestation jusqu’au moment où il a vu l’une des œuvres des frères Chapman. La thématique s’est soudain cristallisée autour d’une idée simple : le but de l’art contemporain n’est pas forcément de produire de la beauté. Au contraire, pour beaucoup d’artistes, l’art doit attester d’une situation, d’un état du monde. Or, la vie d’aujourd’hui est souvent synonyme d’horreur avec ses impasses psychologiques, avec ses violences sociales et économiques. Ce n’est donc pas une exposition sur L’Apocalypse mais au contraire sur les différentes apocalypses qui aujourd’hui structurent notre société et notre vie. Chaque œuvre est le résultat d’une vision qui atteste de ce qui est déjà là, toutes ces choses auxquelles nous ne prêtons plus forcément attention. D’ailleurs, l’intitulé exact de cette exposition est « Apocalypse, Beauté et Horreur dans l’art contemporain ». Nous voulions ainsi indiquer que l’histoire de l’Apocalypse, telle que l’on peut la lire chez saint Jean, ouvre sur une nouvelle utopie : la nouvelle Jérusalem. Les gens pensent que l’Apocalypse c’est uniquement la fin des temps et des hommes. Or, ce mythe ne trouve toute sa justification que dans l’ouverture finale. L’Apocalypse, c’est une fin, mais aussi un nouveau commencement. Nous voulions ainsi indiquer que nous nous situons à un tournant, qu’un monde semble s’achever dans ce passage vers un nouveau millénaire. Initialement, Norman souhaitait rassembler près de 40 artistes. Pourtant, dès que nous avons commencé à travailler ensemble, nous sommes rapidement arrivés à la conclusion qu’il valait mieux concentrer le propos et retenir moins d’artistes.
Quels sont les principes qui guident l’exposition ?
Chacun des treize artistes occupe une salle, un espace qui lui est propre. Nous voulions, en tant que commissaires, être totalement invisibles aux yeux du public. Trop souvent dans les expositions de groupe, la juxtaposition de deux artistes ne sert qu’à révéler une troisième personne : le commissaire. Or, dans 90 % des cas, cette ambition n’a aucune justification. C’est sans doute pourquoi nous avons refusé de sélectionner de manière autoritaire. Nous avons contacté près d’une trentaine d’artistes en leur indiquant que nous aimerions qu’ils participent à ce projet. Pour nous, il était impensable d’avoir un discours du type : « Je vous veux pour ce projet avec telle pièce que je placerais ici. » Au contraire, nous avons contacté chaque artiste en leur déclarant qu’il participerait à cette exposition s’il le désirait. Chacun avait trois à quatre semaines pour réfléchir à une œuvre en liaison avec notre thème. Ils devaient aussi nous indiquer si possible l’espace qu’ils souhaitaient occuper. Certains ont décliné l’invitation, d’autres n’ont pas su répondre au thème. Nous sommes rapidement arrivés à 13 artistes.
Comment se déroule le parcours ?
C’est une surprise que je ne peux dévoiler aujourd’hui. Je peux simplement vous dire que chaque pièce contraint le spectateur à une expérience physique, parfois assez violente. Je peux aussi vous avouer que le visiteur est accueilli par de très grandes toiles de Richard Prince.
Richard Prince, Mike Kelley, les frères Chapman, Wolfgang Tillmans ou Jeff Koons, certains critiques lors de la présentation du projet ont parlé d’exposition kitsch.
Cela dénote d’une incompréhension complète. Je ne crois pas que Jeff Koons soit kitsch. Je pense que son travail s’interroge sur la banalité, ce qui est une chose très différente. Le kitsch est généralement très ennuyeux. Je comprends pourtant cette réaction des critiques. La Royal Academy possède un contexte très particulier généralement peu propice aux expositions déroutantes. Le sexe, la religion, le rapport à autrui sont autant de thèmes abordés ici avec une franchise parfois difficilement soutenable. Traiter cette exposition de kitsch sans même l’avoir vue dénote en fait d’un grand embarras face à des œuvres refusant tout compromis.
Comment en êtes-vous venu à travailler sur ce projet ?
Après avoir dirigé un espace privé (Independent Art Space) pendant près de trois ans, j’ai organisé une exposition à l’ICA. Ensuite, j’ai eu une année très difficile. Même en Angleterre il n’est pas facile d’être un commissaire indépendant. C’est alors que Norman Rosenthal, qui me connaissait depuis longtemps, m’a demandé de le seconder sur ce projet. Je suis donc le co-commissaire. Après, on verra.
Pour en revenir à « Sensation », comment expliquez-vous avec le recul son succès ?
L’exposition était excellente tant au niveau des artistes que des œuvres présentées. Il y avait, entre autres, Damien Hirst, Ron Mueck, Sarah Lucas, Sam Taylor-Wood, les frères Chapman et Chris Ofili dont l’œuvre The Holy Virgin Mary a défrayé la chronique lors de sa présentation à New York. En 1997, presque tous les artistes étaient encore très jeunes et leurs pièces démontraient qu’une nouvelle génération de créateurs était née en Angleterre.
Avez-vous été surpris par le scandale que cette exposition a provoqué à New York ?
Non. La seule surprise de cette histoire affligeante fut de constater que les personnes qui ont créé le scandale n’avaient, en fait, jamais vu les œuvres incriminées. En tout cas les artistes ont été très touchés par cette histoire même si la provocation est devenue désormais une sorte de langage artistique utilisé par certains pour diffuser leurs préoccupations. Choquer permet de dramatiser un rapport au réel.
Que pensez-vous de la création de ces quinze dernières années ?
Il est trop tôt pour le dire même si je suis persuadé que cette décennie a vu l’irruption d’une troisième force dans le contexte de l’art contemporain international : l’art britannique. Avant, vous aviez l’Europe et les États-Unis, deux tendances très distinctes l’une de l’autre. Aujourd’hui, l’art anglais me paraît être une troisième force totalement différente des deux autres.
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Ce phénomène est le résultat direct du punk. Celui-ci fut un mouvement systématique qui a constaté la mort des utopies politiques. Le punk a su synthétiser une profonde insatisfaction qui émergeait dans les nouvelles générations. À cette époque, la société anglaise devait faire face à des structures sociales très figées, ces structures traditionnelles désormais obsolètes face aux mutations économiques et sociales du pays. Le punk était une déclaration de guerre à ce système sclérosé et aux gens qui s’y accrochaient. Il y avait là un rejet de toutes les valeurs de nos parents et de nos grands-parents. On avait l’impression que l’on allait nulle part, qu’il n’y avait aucun futur possible. En ce sens, le punk fut un mouvement bien plus vaste que le strict phénomène musical. Il exacerbait ce que pensaient la plupart des ouvriers. C’est sur ce fond là qu’ont grandi la majorité des artistes britanniques aujourd’hui célèbres. Tous ont d’une manière ou d’une autre totalement rejeté le système artistique tel qu’il existait alors. Il leur suffisait alors de lire les magazines d’art internationaux pour s’apercevoir à quel point le Royaume-Uni était encore engoncé dans de vieilles attitudes. Tous ont affirmé une sensibilité nouvelle sans jamais demander la moindre aide au système institutionnel. C’est cela qui a fait leur force.
Comment voyez-vous l’évolution de l’art britannique dans les années à venir ?
Si vous observez la façon dont le monde de l’art fonctionne, vous aurez une assez bonne idée de ce que sera le monde dans 25 ans. Les productions artistiques de ce siècle ont toujours anticipé les règles de fonctionnement de la société. Par exemple, il suffit de regarder la place des femmes dans l’art britannique contemporain. Actuellement, elles développent un langage artistique bien plus efficace que les hommes.
Malheureusement, la place, la fonction d’une femme dans notre société, est encore régie par des codes très stricts. Mais dès qu’une femme met en cause cet ordre des choses, automatiquement le public trouve cette prise de position bien plus violente que si c’était un homme qui avait produit le même discours. La plupart du temps, je trouve l’intuition des artistes-femmes bien plus lucide que les hommes. Bien sûr, certains travaux sont assez formels, néanmoins la façon dont elles décryptent les conditionnements dont elles sont victimes est souvent sans pitié et donc d’une force plastique sans commune mesure. Prenez, par exemple, le travail de Tracey Moffatt. Elle ne cesse de s’interroger sur l’expérience de l’avortement, du viol... sur ce que peut signifier l’amour, le désir, le fantasme chez une femme. Au contraire, les hommes réfléchissent peu sur leur condition. L’histoire leur a appris à ne pas trop se poser de questions là-dessus. Je pense que les gens sont encore choqués par ces interventions artistiques tout simplement parce que ces problèmes font encore partie de choses que chacun refoule du mieux qu’il peut. Dans ce sens « Apocalypse » risque pour beaucoup d’être une véritable déflagration.
- LONDRES, Royal Academy of Arts, jusqu’au 15 décembre.
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Une Apocalypse punk
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Une Apocalypse punk