Essayons-nous à une expérience : celle d’un temps suspendu, entre ici une élection présidentielle dont la signification complète attendra le second tour des élections législatives et là-bas une guerre non pas russo-ukrainienne mais européenne qui n’est pas près de finir.
Éloignons-nous, même, des enjeux culturels les plus nobles : l’avenir de l’art contemporain, les nouvelles censures, l’exposition Basquiat (?) au Musée d’Orlando, que sais-je… En ces temps de prophéties catastrophiques, revenons aux origines de la civilisation, c’est-à-dire à la domestication du feu. En ces temps de retour à la nation, revenons à notre mythologie nationale la moins contestable, celle qui serait capable de réconcilier les douze candidats du 10 avril 2022. On aura compris que j’ai aujourd’hui envie de vous parler d’un art dont il n’a pas encore été question dans cette chronique – ce qui est vraiment bizarre et, sans doute, significatif, mais de quoi ? : l’art culinaire.
Une constante actualité, dans ce pays, nous en rappelle l’importance et, surtout, la légitimation. Pour ne citer que cet exemple, c’est le 6 mai prochain que la Ville de Dijon va inaugurer, après Bordeaux et Lyon, sa « Cité internationale de la gastronomie et du vin ». Et c’est là que l’on retrouve les grands sujets, résumables en une seule question : quand on parle de cuisine, qu’entend-on par « art » ? Une technique, comme dans « arts martiaux » ou « arts et métiers », oui, assurément ; mais au sens des « beaux-arts » ? C’est moins sûr.
L’affirmation est pourtant aussi vieille que la gastronomie moderne, qui est d’origine française. Grimod de La Reynière et Brillat-Savarin établissent déjà des parallèles entre cuisine et haute culture, tout comme le premier grand chef écrivain, Carême, qui assimile la pâtisserie, dont il vient, à l’architecture. À cette revendication initiale répond depuis un demi-siècle l’évident anoblissement du discours gastronomique, dont écrivains et historiens, philosophes et plasticiens s’emparent désormais sans fausse honte, mais aussi l’ouverture du ministère de la Culture à ce chantier nouveau à partir de l’époque de Jack Lang, ou encore l’arrivée au tournant du siècle d’« artistes culinaires » – à l’exemple d’Emmanuel Giraud – à la Villa Médicis. Aujourd’hui un restaurant doublement étoilé de Lyon s’appelle « Le Neuvième Art », et il ne s’agit pas de bande dessinée.
Cette ascension a paru subir un coup d’arrêt quand le prestigieux Alain Senderens a perdu son combat pour la reconnaissance d’un droit d’auteur en la matière. Mais, justement, la bataille de l’auteur n’est pas celle de l’artiste. Les droits du premier tombent devant la nature de la recette, nature assimilée à un programme informatique. En revanche le caractère éphémère de l’œuvre (au même titre qu’une « performance ») ou la référence à un sens comme le goût, situé hiérarchiquement plus bas que la vue ou l’ouïe, ne suffisent pas à rejeter « l’artification du culinaire »– pour reprendre la formulation lancée en 2012 par deux publications scientifiques simultanées.
Et c’est là que nous retrouvons, pour finir, la question nationale. La supériorité de la cuisine d’une région ou d’une nation sur celle d’une autre est indémontrable en soi ; en revanche la modélisation – pour ne pas dire l’hégémonie – se manifeste nettement dans la circulation internationale des recettes ou dans la localisation des lieux d’apprentissage des cuisiniers étrangers. S’il y a encore aujourd’hui un modèle français en ce domaine, ce n’est pas affaire de cuisine mais de gastronomie. Traduisons : c’est en France, non en Italie ou en Angleterre, qu’est apparue, pour des raisons historiques faciles à repérer (une culture catholique, une culture de Cour, une Révolution française, un « système des beaux-arts »…), une figure originale : la cuisine signée.
Le cuisinier n’est peut-être pas un auteur, protégé en tant que tel – au fond, ce sont les copies qui font sa réputation –, mais il partage avec l’artiste moderne au moins deux caractéristiques : l’affirmation d’une personnalité et la recherche de l’innovation. C’est là que tout se joue. Nous sommes sauvés.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°587 du 15 avril 2022, avec le titre suivant : Une affaire de signature