A l’occasion de son exposition May You See Rainbows à la galerie Daniel Templon (du 28 février au 11 avril 2009), Oda Jaune nous accorde un entretien, réalisé au cours d’un déjeuner au restaurant-salon de thé Le Hangar, situé tout près de sa galerie parisienne. La peintre allemande Oda Jaune, d’origine bulgare (née en 1979 à Sofia, Bulgarie), a étudié l’art à la Kunstakademie de Düsseldorf, entre 1998 et 2003. Depuis 2008, elle vit et travaille à Paris.
Oda Jaune, très joli nom, est-ce votre vrai nom ou un pseudo ? Et que veut-il dire ?
C’est un nom d’artiste. Oda, en vieil allemand, veut dire quelque chose comme « précieux », « trésor ». Et le jaune est un symbole pour beaucoup de choses : le soleil, la lumière, tout ce qui est positif, c’est une couleur symbolique pour moi.
Vous êtres jeune, 29 ans, depuis quand peignez-vous ?
Je suis née dans une famille d’artistes, ce qui aide à baigner rapidement dans l’art. Plus jeune, j’étais fascinée par les livres d’art. A la maison, je feuilletais surtout des livres sur Cézanne, Picasso, Matisse. D’ailleurs, j’ai rapporté des livres de là-bas. J’ai évolué là-dedans très tôt et, très vite, j’ai voulu faire partie de ce monde.
Pourquoi peignez-vous ?
C’est pour moi le meilleur moyen de m’exprimer, la meilleure façon de tracer mon chemin et de rencontrer les autres pour les y amener. L’action de peindre, c’est une façon de créer ma réalité. A la manière des musiciens qui ont les sons pour porter leurs émotions, pour moi, la peinture, c’est ma façon de transmettre. Et c’est aussi pour moi l’opportunité d’avoir plusieurs vies et d’en créer plusieurs. Vous, moi, nous tous, on vit dans la même réalité. Avec la peinture, je crée ma propre réalité.
Vous ne donnez pas de titres à vos œuvres, pourquoi ?
Parce que ce qui est important, c’est que le regardeur ait sa propre vision des choses ; qu’il « voit » sa propre vision en quelque sorte. Je préfère laisser une liberté du regard au public.
Vous avez été la femme du peintre allemand néo-expressionniste fort reconnu Jörg Immendorf (1945-2007), et vous avez été également son élève lorsque ce Nouveau Fauve enseignait la peinture, notamment à Düsseldorf (Académie d’art), que vous a-t-il appris sur la peinture ?
Il m’a appris de ne jamais laisser tomber une peinture. Aller au bout de sa peinture, combattre avec la toile, ne pas abandonner, persévérer. Quand je me tiens devant une toile vierge, c’est une opportunité pour creuser mon sillon, il s’agit donc d’aller jusqu’au bout et de ne surtout pas perdre cette opportunité qui se présente à moi. It’s like a fight. Une fois la peinture terminée, je fais un bilan, je me demande si elle a été facile ou difficile à faire. Je fais une analyse pour voir si le combat a été difficile ou non entre la toile, le sujet, et moi. C’est comme un affrontement. Je combats également avec moi-même, un peu comme dans un rêve. En fait, quand je me bats et que c’est dur, j’ai vraiment l’impression de donner de ma personne. Et si c’est trop facile, j’ai l’impression, plus désagréable, que je n’ai peut-être pas tout donné.
Dans vos aquarelles, vous aimez jouer avec la fluidité du médium, il y a quelque chose d’immédiat, de jeté. Vos peintures sont plus appliquées, plus définies, moins spontanées. Francis Bacon disait commencer ses peintures par un « accident » (tache, giclure, matière aléatoire incorporée…). Et vous ? Avez-vous déjà une image préétablie en tête ou est-ce que les formes émergent au fur et à mesure ?
Avec l’aquarelle, je peins sur un papier jaune, ou plutôt beige. C’est comme la couleur de la peau. Je commence directement, sans faire un dessin préparatoire. Je vais directement vers le papier ou la toile. J’ai quelque chose en tête mais c’est mouvant, ça change, c’est un amoncellement de pensées qui défilent. Sur mes peintures, il y a plusieurs couches, ça monte petit à petit. C’est un peu comme un film, comme l’art du montage. Tout au long du processus, j’avance couche par couche. Et ça évolue au fur et à mesure. Je suis contente de la couche que j’ai faite juste avant parce qu’elle a pu m’amener à autre chose. La première couche fait partie du processus pour arriver à la deuxième. Elle a un côté matriciel très important. Pour revenir à votre question, les aquarelles, pour moi, ce sont des petits moments, des instantanés, des polaroids. Selon moi, le dessin est comme le petit enfant de la peinture. Avec la peinture, j’ai l’impression de voir une éternité. La toile vierge est comme une cathédrale ! Les dessins, eux, sont des instants de vie, des moments éphémères, pas forcément destinés à durer pour toujours. Ce que j’aime, dans le fait d’alterner, c’est la différence de matière entre l’aquarelle et la peinture à l’huile. La peinture a quelque chose de plus définitif pendant que l’aquarelle, elle, avec la transparence de l’eau, me séduit de par sa grande souplesse.
Vous mettez du temps à peindre vos tableaux ?
C’est difficile à dire. En général, je peins plusieurs toiles en même temps. Par exemple, la grande peinture avec des chiens [Sans titre, 2008, 200 x 170 cm], elle m’a pris 6 mois, mais je faisais plusieurs choses en même temps.
Vos peintures présentent des détails très précis, vous peignez d’après photos ? Et si c’est le cas, vous vous intéressez uniquement à ce qui est dans l’image ou également aux effets que peut offrir une photo ?
J’utilise souvent des photos. Dans mes peintures, je veux que les gens reconnaissent tout de suite ce que c’est. J’aime les détails très précis, ça donne l’impression que c’est réel et ça permet aussi de rentrer dans l’image. Je ne peins pas avec des modèles vivants car je ne veux pas être influencée par leur personnalité. La photographie permet ainsi de maintenir une distance, et de ne pas m’enfermer dans un seul point de vue. Dans la photo, en ce qui concerne mon travail de peintre, ce sont les sujets et les figures photographiées qui m’intéressent, pas les effets photographiques. Ce n’est pas le médium photo qui m’importe. La photo n’est qu’un modèle, une source, pour m’aider à représenter par exemple l’ombre d’une paupière. Par ailleurs, Internet est très important pour moi. J’aime les surprises et les joies que le Web apporte avec le jeu des multiples combinaisons possibles : entrer un mot dans la recherche d’images de Google et se laisser surprendre par ce qui peut advenir. Bon, c’est une façon de voir les gens sans être regardée, c’est un peu comme du voyeurisme. En même temps, si les gens mettent des photos, c’est qu’ils le veulent bien la plupart du temps ! Google, c’est une grande bibliothèque : je visite des images, je m’invente mes propres histoires. Par exemple, l’autre jour, sur une photo, j’ai vu deux vieilles dames qui creusaient autour d’un arbre. Dans la réalité, elles devaient certainement planter des fleurs. Pour moi, elles déterraient l’arbre. J’ai eu et « vu » cette vision-là. Chaque fois que je vois une image, et si elle me titille, ça me rend heureuse d’imaginer une histoire. Hormis le Web, j’utilise aussi mes propres photos, notamment des clichés de ma vie passée. Une photo, c’est comme une scène de théâtre pour moi. Il faut que tout soit réuni pour que ça me parle : il faut le bon cadre, les bons acteurs, la bonne lumière et la bonne histoire, et parfois je puise également dans mes propres souvenirs pour venir nourrir la photo.
Votre peinture semble empreinte de l’univers doucereux des fifties. On dirait des temps suspendus, mâtinés de gris-bleu et de rose pastel. On y croise des enfants en culottes courtes, genre boy scouts, et des ménagères de base, avec des chignons. Est-ce que les années 50, aux Etats-Unis ou ailleurs (Bulgarie ? Allemagne ?), sont une source d’inspiration pour vous ?
Les années 50, c’est l’Europe de l’Ouest pour moi. Mais je ne sais pas exactement de quel pays il s’agit. Je dirai que je vois cela comme une période se situant tout juste après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. L’après-guerre, c’est le temps du renouveau, le désir et l’expérience d’un nouveau monde. On a beaucoup d’images, d’Epinal et autres, de cette période-là, s’évertuant à donner naissance à un nouveau style de vie. C’était le calme après la tempête. Beaucoup de progrès techniques et de changements radicaux ont suivi la guerre. Mais, par rapport à cette évolution et à la marche du progrès, la RDA ne pouvait pas suivre par rapport à la RFA. D’ailleurs, la RDA n’avait pas forcément envie de suivre. Je ne porte pas d’ironie sur cette période-là. J’aime vraiment le côté naïf des 50’s. Les gens organisaient à nouveau leur mode de vie et leurs intérieurs domestiques. C’est une époque artificielle. On est dans une harmonie préfabriquée. On essaie de faire croire que tout va bien alors qu’on a vécu l’horreur.
Vous aimez les contrastes. Jouer entre un univers suave et une bizarrerie qui vient s’implanter sur la toile comme une verrue sur un visage. Avec les incongruités présentes dans vos œuvres, vous cherchez à provoquer, à interpeller, à vous référer à « l’inquiétante étrangeté » de nos existences ? Ou encore, en vous référant à l’enfance, à montrer, comme dirait Freud, le côté « pervers polymorphe » des gamins ?
Je suis très humaniste, je crois au Bien, mais on est tous aussi, au fond de nous, confronté à quelque chose de mauvais. Un enfant [Oda Jaune a une petite fille de 7 ans], c’est un être pur mais, après, il peut glisser. La formule de Freud (pervers polymorphe), je suis d’accord avec ça parce qu’un enfant, à part quand il est bébé, il a aussi du mauvais en lui : il tire la queue des chats ou il massacre des fourmis ! (rires). Tout ce qui l’entoure entre en jeu pour faire de cet enfant un adulte à venir, mais sous quelle forme ? La puberté est un moment décisif, le moment qui définit le plus ce que l’adulte sera. Je m’intéresse aussi aux limites. Pour un enfant, les choses sont sans limites, pour Dieu également, alors qu’avec la vie adulte, on sait que notre existence a au bout une frontière : la mort. Je suis devenue artiste parce que dans l’art, justement, il n’y a pas de frontières. Je crois en Dieu, je crois en la part divine en l’homme, je suis chrétienne orthodoxe. J’étais baptiste quand j’étais petite. Dans ma famille, la religion, c’était très important. Mais en Bulgarie, avec le communisme, c’était interdit. Aujourd’hui, pour les bulgares, l’église, c’est la chose la plus précieuse au monde parce qu’ils en ont longtemps été privés. C’est leur palais, leur château de Versailles. Quand j’étais enfant, aller à l’église, c’était aller vers la religion mais c’était également se rendre au musée. Par contre, quand je peins, il n’y a pas d’enjeu divin. C’est la peinture en tant que telle qui m’intéresse. Mais ici, au restaurant [l’entretien a lieu au Hangar, Paris 3ième], je me sens très chrétienne !
Vous aimez les formes organiques hybrides. On croise souvent un bout de chair pointu dans votre travail : langue phallique ? Sexe d’homme ? Ca peut rappeler les formes anthropomorphiques incongrues, limite malséantes, croisées chez un Lynch (Eraserhead) ou un Cronenberg (eXistenZ). Est-ce que le cinéma fantastique est une source d’inspiration pour vous ?
J’en vois peu. En fait, j’ai très peur de ce genre de films ! Par contre, je regarde beaucoup les comédies, comme Mon beau-père et moi. J’aime rire et j’aime les films avec Peter Sellers aussi, surtout The Party. Dans mes peintures, j’aime qu’on ne se limite pas dans l’interprétation des choses. Le cœur, c’est l’âme. Pour moi, quand je peins cela, ce n’est pas la simple image physique du cœur, c’est avant tout l’image, le symbole de l’être humain. Autre exemple, dans ma peinture figurant des chiens, le tissu bleu, drapé entouré de fleurs blanches, on peut le voir comme le tissu de la Vierge, symbole de la virginité, mais ce n’est pas que ça. C’est également pour moi le souvenir d’une femme vue sur un canapé, s’apparentant au jeté d’un pli. En outre, en français, comme en anglais, une jeune salope est traitée de « chienne », ce tableau oscille certainement entre la Sainte et la Putain. Quant au chien, on dit que c’est le meilleur ami de l’homme, c’est vrai, il cherche la reconnaissance de l’être humain, alors que le chat est beaucoup plus indépendant. Au-dessus des chiens, on voit un tableau figurant un homme-saucisse, c’est pour moi la nourriture spirituelle, mais c’est aussi la nourriture que l’on donne au chien qui a faim. Ca parle aussi de la condition humaine, d’une vie de chien, etc.
Le bout pointu : sexe masculin ? Ca peut être ça, mais pas seulement. Ca représente plein de choses. J’adore Le Petit Poucet de Charles Perrault, ce conte fait partie intégrante du développement de cette forme chez moi. Le Petit Poucet, c’est le plus petit de la famille, pourtant c’est autour de lui que tout tourne. Grâce à son ingéniosité, il triomphera de la force brute de l’ogre. C’est lui qui va tout sauver alors que c’est le plus petit. Le bout pointu, c’est aussi quand un élève lève le doigt à l’école, c’est quand on connaît quelque chose. De plus, cette forme, ça peut être aussi une déformation symbolique de la chair humaine. C’est un potentiel de ce que peut être un humain, c’est une forme en devenir, comme la chrysalide pour le papillon. C’est bel et bien une forme ouverte aux interprétations.
Vos formes organiques ambigües, on les verrait bien basculer dans le réel, l’espace tridimensionnel. Vous faites ça en sculpture ?
Non, cette forme plus ou moins phallique, c’est nouveau dans mon travail. Au départ, il y a une peinture-prototype, qui a généré cette forme. Mes sculptures, je les vois comme mes peintures en trois dimensions. Je travaille la céramique et le grès émaillé. Mais, ici, à Paris, je n’ai pas encore repris la sculpture. Or, ça me manque beaucoup de ne pas pétrir la pâte.
Dans l’art actuel ou ancien, qui admirez-vous ?
J’aime quasiment tous les mouvements. Tout m’intéresse. J’accorde une grande importance à l’Histoire de l’art : Egypte ancienne, Grèce antique, Bosch, Dada, etc. Vous me parliez de Bacon tout à l’heure, j’aime sa peinture. J’aime le cubisme et Picasso, Maître par excellence. En cinéma, j’aime Fritz Lang, Godard. J’aime tellement de personnes. J’ai beaucoup de dieux, et à coup sûr Picasso en est un.
Si l’on vous dit que votre peinture est surréaliste, vous l’acceptez ?
Je pense que je devrais le croire, car vous n’êtes pas le premier à m’en parler ! Prenons le cas de Dalí, je n’aime pas sa peinture, ou plutôt je n’aime qu’une partie. Le 1ier Dalí m’intéresse. Après, à partir des années 40, je ne le suis plus.
Y-a-t-il des plasticiens français contemporains que vous appréciez ?
Je viens d’arriver. Je n’en ai pas encore rencontrés. Je n'ai pas de noms en tête. Je ne les connais pas, pour le moment.
Avez-vous vu dernièrement, en France ou ailleurs, une exposition qui vous a plu ?
J’ai vu Marc Branderburg chez Thaddaeus Ropac à Paris : Vomit, form and fictitious movement [novembre 2008-janvier 2009]. Il fait des grands dessins en noir & blanc au Bic, des formes énigmatiques. J’ai vu aussi Jonathan Meese au CFA (Contemporary Fine Arts) de Berlin. Ses performances m’intéressent, dans l’idée de se dépasser.
Vous aimez les performances, le Body Art, l’art corporel dit « hors limites » ?
Ca m’intéresse mais, pour moi, quelque chose manque. Je n’entre pas complètement dans ce mouvement. Ca ne fait pas partie de mes préoccupations, mais, votre rapprochement, je pense que c’est un bon lien.
Vous exposez chez Daniel Templon, à Paris, du 28 février au 11 avril 2009. Après la japonaise Yayoi Kusama (exposée dans les années 90 et 2000), vous n’êtes que la 2ième femme-artiste à exposer dans cette galerie ! Quel est votre ressenti ?
Je suis très heureuse ! C’est ma première exposition personnelle en France [la galerie Templon avait exposé quelques aquarelles signées Jaune à la dernière Fiac]. Une expo, c’est un moment précieux pour moi afin de voir ce que je fais, où j’en suis. Les trois quarts des peintures qui vont être montrées au public ont été réalisés pour cette exposition. Bien sûr, je suis anxieuse, mais je ne peux rien y faire, ça arrive et puis voilà.
Propos recueillis par Vincent Delaury, le vendredi 12 décembre 2008, à Paris, avec la collaboration de Delphine Guillaud, attachée de presse de la galerie Templon.
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Un entretien avec Oda Jaune
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