Leurs noms seuls renvoient à toute une histoire de la peinture, celle d’une époque qui a vu naître le concept de modernité. Si leurs œuvres ont libéré l’art des conventions d’un classicisme qui s’attardait, elles ont surtout opéré en modèle pour les générations qui ont suivi. Dialogue à trois voix.
Il pleut. Un train qui crache sa fumée passe dans la campagne. Il fend l’espace, le brouillant jusqu’à ne plus rien laisser reconnaître de ce qui le compose. Suivant une furieuse diagonale qui le projette vers nous, le monstre de feu dont la gueule brûlante est chapeautée par une courte cheminée s’évanouit lui-même dans sa propre représentation. Au sol, pas la moindre trace de rail, ni de traverse. La terre, puissamment matérielle, s’est embrasée, tandis que, dans un magma de matière colorée, s’illuminent le paysage et le ciel. Il pleut, et la pluie balaie tout. Elle brouille définitivement la vue. Image culte d’une conception romantique de la peinture qui, dans la première moitié du XIXe siècle, inaugure un nouveau panthéisme, l’œuvre de Joseph Mallord William Turner (Londres 1775-1851), Pluie, vapeur et vitesse, la grande voie ferrée de l’Ouest (1841), témoigne paradoxalement de la quête d’une nouvelle iconographie et du souci de libérer la peinture de l’idée de sujet.
C’est le crépuscule. Dans la lumière bleutée d’un clair de lune, la Tamise, silencieuse, glisse entre ses rives. Les bateaux à vapeur qui, dans la journée, arrachent à son lit boueux les dépôts stagnants du fleuve sont rangés pour la nuit ; seul s’étire étrangement un chaland. Il n’y a pas âme qui vive ; tout juste la silhouette évanescente d’un promeneur. Tout est étal. Comme en suspens. Les premières lumières du soir noient leurs reflets dans l’eau. Vu de Battersea, la rive de Chelsea que brosse en 1871 le peintre James McNeill Whistler (1834-1903), d’origine américaine, en dit long sur l’influence de Turner. Intitulée Nocturne en bleu et argent – Chelsea, elle figure au titre d’une suite de peintures qui occupera l’artiste pendant une dizaine d’années.
1871, c’est l’année où le legs du maître britannique est l’occasion d’une importante exposition à la National Gallery de Londres. Claude Monet qui s’y est réfugié en cette « année terrible » de guerre y découvre ses œuvres en compagnie de Pissarro, également en exil. Il en est fortement marqué, tout comme par l’école anglaise en général et par Constable en particulier. Cette année-là, sans qu’il l’ait apparemment rencontré, il est probable que Monet a pu voir la suite gravée que Whistler a réalisée sur le thème de la Tamise. Pour sa part, bien décidé à mettre son exil volontaire à profit, Monet peint à Londres plusieurs toiles.
Saisis depuis le Victoria Embankment, La Tamise et le Parlement sont baignés dans une même brume colorée qui n’est autre qu’un hommage à l’Angleterre traditionnelle. Si les cheminées des remorqueurs annoncent la proximité du port, le tableau de Monet préfigure d’autres Londres qui viendront quelque trente ans plus tard dans un embrasement de lumière et de reflets dignes de son aîné.
Une vision sublimée du réel
Turner, Whistler, Monet… non seulement leurs trois noms couvrent un siècle de peinture mais ils sont synonymes d’une production picturale que sanctionne une sorte de filiation, du romantisme au symbolisme en passant par l’impressionnisme, et que caractérise une irrésistible nécessité à dire un être au monde. Quand bien même deux à trois générations séparent le premier des deux autres, ils ont en commun une même attitude qui consiste à se saisir de leur environnement immédiat et à vouloir en offrir une vision sublimée. Quelque chose en effet d’une transfiguration est à l’œuvre chez ces trois peintres qui relèvent de la quête d’une immatérialité.
Dans le flux des énergies du monde, qu’elles soient révélées ou latentes, vives ou suspendues, pérennes ou temporaires. Portés par une même et unique obsession, celle de traquer la lumière et lui faire rendre les couleurs insoupçonnées du temps, Turner, Whistler et Monet sont d’abord et avant tout des peintres du vivant. Ennemis jurés de toute emphase, de toute grandiloquence et du tout artificiel, ils nous donnent à voir des états du monde, en mouvement comme en arrêt. Des instants de la nature et de l’homme où l’homme et la nature ont partie liée. Bien plus que l’essence du monde, ils nous en révèlent la quintessence, dans le même temps où ils livrent la peinture à sa révélation. Dans le tourbillon de ses couleurs, dans la rigueur de son aveuglement, dans la fluidité de sa matière.
Né au Siècle des Lumières, formé à l’école de peinture de la Royal Academy, William Turner compte parmi les figures majeures de la scène anglaise pour avoir notamment instruit celle-ci d’une pratique nomade dans le sillage d’une tradition topographique en reproduisant les lieux découverts lors de ses vagabondages dans la campagne, ici et là, en Angleterre comme en France. Ce faisant, il a donné ses lettres de noblesse à la technique de l’aquarelle en dépassant le détail réaliste pour développer une conception du paysage encore plus libre et plus lyrique. Si son admiration sans faille pour Le Lorrain l’a conduit à des audaces qui frisent parfois l’excès, elle lui a aussi appris l’art de la composition et de l’harmonie.
L’étude des effets atmosphériques et des jeux de lumière qu’il en a déduit et qu’il n’a cessé de pousser dans ses retranchements est combinée dans son œuvre à une science subtile de la structure et du cadrage. Libéré de tout système perspectif convenu, son art en appelle à une construction de l’espace par la lumière et l’ombre, le passage ou la rupture de l’une à l’autre. Figures, scènes d’intérieur et paysages sont le prétexte chez lui à toutes sortes de métamorphoses formelles qu’un souffle ardent emporte mais qu’une maîtrise de la touche n’abandonne jamais à l’informel absolu. Si l’on peut dire de son art qu’il est fort d’une rare puissance émotive et d’un degré d’abstraction inégalé en son temps, c’est qu’il est pionnier d’une conception nouvelle du sublime engendrée par la pensée moderne.
Surtout connu pour ses portraits, James Whistler, qui est originaire du Massachusetts, qui a été élevé à Saint Petersbourg et qui a vécu tant à Paris qu’à Londres, est lui aussi l’auteur de différentes séries de paysages tout en subtilité colorée. Curieux de photographie et fin connaisseur des principes d’optique, il s’intéresse à tous les nouveaux procédés qui se multiplient dans le milieu du XIXe siècle jouant des propriétés du flou et de la netteté de la vision. Promoteur d’une forme d’impressionnisme anglais, il développe un art ambigu qui ne réfute pas une certaine dimension narrative tout en
s’appliquant à absorber celle-ci dans une symphonie colorée volontiers monochrome. Symphonie, harmonie, arrangement sont les maîtres mots de l’esthétique qu’il préconise à l’appui de la théorie baudelairienne des correspondances et que portent les titres génériques de ses séries à la façon d’un Kandinsky avant la lettre. Si le réel reste toutefois à la source de son art, un paysage n’est pas pour lui une vue du monde réel mais un agencement délicat de formes et de couleurs, de même qu’un portrait se doit d’être suggestif plutôt que ressemblant.
Violemment opposé au réalisme méticuleux préconisé par Ruskin, Whistler est à la recherche d’une peinture débarrassée de tout récit, en quête d’une pure expérience esthétique au-delà des valeurs de la représentation. Sa vision quasi hallucinée alliée à un incroyable savoir-faire technique contribueront à reverser son art vers une forme symboliste telle qu’elle émerge à la fin du XIXe siècle.
De Paris, où il est né, au Havre, où il a passé sa jeunesse, puis à Argenteuil et enfin à Giverny, où il a jeté l’ancre au mitan de sa vie, Claude Monet a vécu tout au long de la Seine. D’une campagne de peinture à l’autre, si ses pas l’ont mené de Londres à Venise, en passant par la Hollande, l’Italie et la Norvège, sans oublier quelques coins de France, le peintre n’a jamais rien cherché d’autre qu’une seule et même chose : rendre compte des énergies profondes qui gouvernent l’univers. L’eau et l’air, la lumière et l’ombre sont chez lui les matériaux privilégiés d’une œuvre à l’écoute d’un monde sans cesse en transformation.
De l’instant qui passe et jamais ne se répète, dont ses séries tentent de fixer la nature éphémère, à l’étendue océanique des Nymphéas, dont son bassin est une façon de permettre au monde de se voir, la vision de Monet ne connaît aucune limite. Du local au global, d’un moment précis de la journée à la démesure d’une peinture panoramique, sans repère ni échelle, elle embrasse l’espace dans une seule et même unité de temps. L’art résolument fluide de Claude Monet, qui enchante et que chante Mallarmé, fait exploser toute considération contingente de format, de cadre et de cadrage, de haut et de bas, de forme et de fond. Il n’est plus question ici de perspective, tout s’interpénètre, objets et paysages, et la couleur conquiert définitivement son autonomie. L’œuvre n’est plus une quelconque représentation d’un coin de nature, elle est un morceau de cette nature et la peinture une seconde nature.
Hautement poétique, le dialogue à trois voix qu’entretiennent les œuvres de ces artistes et qu’orchestre l’exposition du Grand Palais compose comme un étonnant poème. Entre hymne et épopée, la prodigieuse traversée, tout à la fois sensible et intelligible, que celles-ci nous offrent tient à une à une forme d’élévation que ne récuserait certainement pas Baudelaire. Invitation au voyage, à « sillonner l’immensité profonde » et « s’envoler loin des miasmes morbides », les peintures de Turner, de Whistler et de Monet sont à l’unisson d’une pensée du monde dans l’éclat de sa lumière. Chez eux, le temps se fait intemporel et l’espace est sans borne. Paradoxe d’un être au monde qui n’est plus de ce monde mais qui l’est d’un autre, « d’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu» comme dit le poète.
« Turner, Whistler, Monet », Paris 8e, Galeries nationales du Grand Palais, place Clemenceau, tél. 01 44 13 17 17, du 14 octobre 2004-17 janvier 2005, tous les jours sauf le mardi et le 25 décembre de 10h à 20h, le mercredi jusqu’à 21 h. L’exposition sera ensuite présentée à la Tate Britain de Londres du 12 février au 15 mai. L’exposition est organisée avec le soutien de ABN AMRO, dans le cadre du Centenaire de l’Entente cordiale.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Turner Whistler Monet
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Turner Whistler Monet