Titien, l’un des peintres les plus influents de son temps et de tous les temps, fait l’objet d’une rétrospective à la National Gallery de Londres, dont les collections sont riches de nombre de ses chefs-d’œuvre. Des toiles venues aussi bien de Madrid, Dresde, Venise, Édimbourg, Washington, Berlin, Naples que de collections privées, s’ordonnent autour d’une évocation du camerino d’Alabastro d’Alphonse d’Este, duc de Ferrare.
Titien (Pieve di Cadore, v. 1490 – Venise, 1576) a été le premier peintre à connaître une renommée européenne de son vivant. Sa carrière, très longue, prend rapidement toute sa mesure dès lors que ses maîtres, Giovanni Bellini et Giorgione, disparaissent au cours de la première décennie du xvie siècle. Dès les années 1530, Titien est recherché par les princes des plus grandes cours d’Europe pour ses qualités de portraitiste. Il est également sollicité pour ses peintures mythologiques ou poesie qui mettent en scène la sensualité du corps dénudé et le paysage dont Eugène Delacroix dit, dans son Journal, que Titien est à considérer comme le créateur. C’est à ce maître du coloris vénitien que l’exposition qui se tient à la National Gallery de Londres est consacrée.
L’ambition de l’exposition est double. « Monographique », elle se propose de rendre compte du génie de Titien dans ses différents aspects : de la peinture de la chair et du paysage, pour les thèmes religieux et profanes, aux portraits, de la première à la dernière manière. Dans cette attente, l’exposition réunit des œuvres majeures de Titien en provenance des plus grands musées d’Europe. Témoignant d’un intérêt indiscutable pour l’invention du maître de Cadore, elle se propose également d’assembler, pour la première fois depuis 1598, les tableaux, pour la plus grande partie de Titien, qui ornaient le camerino d’Alabastro du duc de Ferrare, Alphonse d’Este (1476-1534).
On ne s’étonnera pas que la National Gallery de Londres soit le lieu d’une exposition exclusivement consacrée au maître vénitien (afin de ne pas rompre le projet monographique, seules les œuvres de Giovanni Bellini et de Dosso Dossi, le peintre de la cour de Ferrare, qui ornaient également le camerino sont exposées). L’intérêt précoce de l’Angleterre pour la peinture vénitienne remonte au XVIIe siècle et ne s’est jamais démenti depuis. L’exposition n’est cependant pas totalement anglaise. Si les collections de la National Gallery sont amplement représentées, d’autres musées le sont également, comme celui du Prado à Madrid. Or, c’est par l’Espagne que les tableaux de Titien arrivent en Angleterre à l’occasion du mariage de Marie Tudor avec Phillipe II, l’un des commanditaires les plus importants de Titien, pour lequel il réalise ce qu’il appelle ses poesie.
Il s’agit de deux toiles : un portrait de Phillipe II (Prado, 1548) et une Vénus et Adonis (Prado, fin des années 1540). C’est également en Espagne que des œuvres vénitiennes se retrouvent, comme certaines toiles qui ornaient le camerino d’Alabastro : l’Offrande à Vénus et la Bacchanale des Andriens de Titien (toutes deux au Prado) offertes à Phillipe IV en 1639.
La figure du prince est donc omniprésente dans la carrière, la production et la postérité de Titien. Elle est à l’origine de commandes officielles, comme le portrait, et de commandes destinées à une sphère plus privée, comme les mythologies. Du portrait aux mythologies, la manière, première ou dernière, de Titien peut être particulièrement mise en valeur. C’est ce qu’ont bien compris le directeur de la National Gallery, Charles Saumarez Smith, qui collabore étroitement avec Miguel Zugaza, directeur du Prado, et le commissaire de l’exposition, David Jaffé. À partir de l’œuvre de Titien, l’exposition offre l’illustration de deux aspects de la civilisation des mœurs à la Renaissance autour de la figure du prince : l’image publique, le portrait ; l’image privée, les mythologies. Le maître de Cadore réalise des portraits des plus grandes figures de son temps, principalement princières, à l’instar de celles qui sont exposées. De l’Arétin (Florence, palais Pitti) à Philippe II (Madrid, Prado) en passant par les portraits de Paul III Farnèse (Naples, Capodimonte) et de ses proches dont Ranuccio (Washington, National Gallery of Art), Titien interprète sans complaisance, mais avec magnificence, la figure de l’autorité et de la puissance, littéraire ou politique, qui excède souvent, à dessein, la largeur du tableau.
Il aurait pu être intéressant de présenter la copie, d’après Titien, du portrait d’Alphonse d’Este (New York, The Metropolitan Museum of Art) posant une main sur un canon, l’autre sur son épée. On aurait ainsi pu confronter l’image publique du duc avec celle privée illustrée par les œuvres de son camerino. En effet, les mythologies du camerino sont exemplaires du goût des princes du XVIe siècle pour l’Antiquité et pour la sensualité des figures dénudées. Le projet d’un camerino orné par les plus grands peintres de l’époque, qui remonte aux années 1512-1513, entre sans doute en compétition avec la création du studiolo de sa sœur Isabelle d’Este Gonzague à Mantoue, une décennie auparavant. La comparaison s’arrête toutefois là où commence le programme ; si celui d’Isabelle est plus allégorique et emblématique, celui d’Alphonse est davantage mythologique : il illustre le thème de l’amour. Le duc n’était cependant pas réputé pour posséder la culture de sa sœur.
Amours antiques
Le programme, confié à l’humaniste Mario Equicola, est fondé sur la traduction en langue vulgaire d’exphraseis (descriptions) de peintures antiques. Le Bacchus et Ariane de la National Gallery est inspiré d’exphraseis de Catulle et d’Ovide. L’Offrande à Vénus et la Bacchanale des Andriens de Titien illustrent deux exphraseis des Imagines de Philostrate l’Ancien : respectivement les « Amours » et les « Andriens ». Ces exphraseis décrivent une série de tableaux que l’auteur aurait admirée dans une galerie d’une villa aux alentours de Naples. Le recueil de Philostrate est donc en parfaite adéquation avec le projet d’Alphonse et avec l’effet produit par les peintures de Titien. En effet, dans l’Antiquité, le but des exphraseis est de faire éprouver à l’auditeur les émotions du spectateur. Or, le traitement des corps ordonné par Titien dans un paysage, selon une composition savante (la peinture comme « poésie muette ») sert le texte poétique (ou « peinture parlante ») et fait éprouver des sensations qui, au XVIe siècle, ne sont pas appelées à rester purement visuelles.
Le premier choix d’Alphonse d’Este n’est pourtant pas Titien. Le duc pense à Raphaël, à Giovanni Bellini, à Fra Bartolomeo, voire à Michel-Ange auquel il aurait rendu visite. Les tractations avec Raphaël n’aboutissent pas avant la mort de ce dernier (1520). Bellini a le temps de terminer le Festin des Dieux avant de disparaître (1516), mais Fra Bartolomeo décède en 1517 et laisse uniquement un dessin pour l’Offrande à Vénus. En 1518, Titien est chargé de mener à bien le projet confié à Fra Bartolomeo. Pour le tableau du Prado, il ne se contente pas de reprendre la composition de son prédécesseur. Il fait preuve d’une grande invention pour la composition : il déplace, vers le bord droit, la Vénus que Fra Bartolomeo avait présentée de face au centre de l’image, et la montre de profil. Il consacre ainsi la plus grande partie de la toile aux jeux des amours. Le tableau de Titien est alors au plus près de l’exphrasis de Philostrate. Le duc, qui prend alors la mesure du génie de Titien, lui confie la réalisation de deux autres tableaux : Bacchanale des Andriens (1523-1524) et Bacchus et Ariane (1520-1523).
L’unité du camerino tient certainement à la cohérence du programme. Elle tient surtout à l’invention de Titien dévolue à la composition asymétrique générale de ses propres tableaux, au jeu sur la sensualité dynamique et variée des corps, et au traitement du paysage commun à ses trois œuvres et à celle de Bellini qu’il remanie.
Plus didactique qu’historique, elle ne se contente pas de replacer les œuvres selon l’agencement décrit par Vasari dans ses Vite (1568), elle propose un accrochage nouveau dont la finalité est de rendre visuellement « interactives » les mythologies de Titien. Du camerino, dont l’existence a été brève (de 1529 à 1598), on sait peu de choses, en particulier sur sa localisation. En effet, non seulement les œuvres ont été dispersées, mais la décoration de la pièce a également été démantelée. On pense que le camerino prenait place dans la galerie qui relie le castello au palazzo, sans pouvoir affirmer où il se situait précisément. En 1598, le pape Clément VIII revendique ses droits sur le duché et fait confisquer les œuvres par le cardinal Aldobrandini qui les ramène à Rome où elles sont dispersées en 1621. De ce revers de fortune, la postérité de Titien est assurée au-delà de Ferrare : Rubens et Poussin s’inspireront des mythologies de Titien.
On ne peut que se féliciter de voir un projet ambitieux et cohérent consacré exclusivement à l’un des plus grands maîtres de la Renaissance dont la fortune n’a cessé de tenir une place de premier plan jusqu’à Delacroix et aux impressionnistes.
L’exposition « Titian », qui a reçu le soutien de Barclays PLC, se déroule du 19 février au 18 mai, tél. 44 20 77 47 58 98 (pour des informations préenregistrées en anglais sur l’exposition), plein tarif 9 livres (14,11 euros), tarif réduit 7 livres (10,97 euros), étudiants et moins de 12 ans : 5 livres (7,84 euros). Réservations : www.nationalgallery.org National Gallery, Trafalgar Square.
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Titien le Grand
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Titien le Grand