Tg Sstan le théatre de l’imprévu

L'ŒIL

Le 1 décembre 2001 - 1227 mots

Anvers est aujourd’hui un terreau de choix pour
le théâtre. Après Jan Fabre à Avignon, le collectif
Tg STAN présente à Paris, au Théâtre de la Bastille,
une interprétation très personnelle du mythe d’Antigone. Avec, dans le premier rôle, l’imprévu poétique.

Le festival d’automne est l’occasion chaque année de faire le point sur la survie du théâtre dans nos sociétés nourries de nouveaux modes de narration. Non que la scène moderne ne puisse les intégrer, nombre de créateurs particulièrement inventifs le prouvent aujourd’hui. Mais que de jeunes compagnies trouvent encore l’énergie de moduler l’énonciation d’un texte en fonction d’un public chaque soir différent, avec un soutien scénographique minimal, relève du défi. Etre tombé amoureux de la langue de Tchekhov, de Thomas Bernhard ou de Cocteau, voilà ce qui rassemble les comédiens du collectif Tg (du flamand Toneelspelers gezelschap, groupe d’acteurs) STAN (Stop Thinking About Names), fondé en 1989 à Anvers et qui manie avec autant de dextérité le français et l’anglais que le flamand. Le dernier festival d’automne les avait révélés au public parisien et les critiques avaient été unanimes. Jean-Marie Hordé les fait revenir cette année au Théâtre de la Bastille avec Les Antigones, spectacle qui associe l’Antigone de Cocteau à celle d’Anouilh. Comment ne pas être séduit en effet par la vitalité d’un jeu neuf, comme l’était celui du Living Theatre ou du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine dans les années 60 ? Dans les deux cas, il s’agit de révolutionner le théâtre en se débarrassant de l’impérialisme du metteur en scène. Cette force subversive, on la sent déjà dans l’enthousiasme et l’évidence avec laquelle deux des fondateurs de Tg STAN, Frank Vercruyssen  qui joue le rôle de Créon et Jolente de Keersmaeker (la nourrice, le chœur), jeune sœur de la chorégraphe, parlent de leur travail. Quelles que soient les différences de leur parcours et de leur art, les acteurs de STAN et les danseurs de Rosas, compagnie d’Anne Teresa de Keersmaeker, partagent avec d’autres artistes flamands apparus dans la mouvance des années 80, Jan de Corte, Jan Fabre ou le groupe hollandais Maatschappij Discordia, la volonté de libérer la scène des conventions et d’y donner le premier rôle à l’imprévu poétique. A l’imprévu mais non à l’improvisation, car le texte autant que la chorégraphie restent des contraintes incontournables. Ils privilégient les hasards qui font sens, les aléas de l’émotion dans la salle ou sur le plateau, les ruptures de rythme imprévisibles que l’appropriation mutuelle d’un texte ou d’un enchaînement oppose aux calculs du savoir-faire. Comme on a pu le dire de certaines performances, il y a dans cette esthétique du work in progress une composante surréaliste, un goût du collage et de la trouvaille : les accessoires des Antigones par exemple sont des objets glanés au marché aux puces de Toulouse alors que Tg STAN y séjournait au printemps dernier. Le spectacle In real time coproduit par le Théâtre de la Ville en 2000, auquel ont collaboré Rosas, le groupe de jazz Aka Moon et Tg STAN, reflète cet esprit d’aventure permanente.

Les mots m’ont pris par la main
Que va-t-il se passer ici et maintenant sur la scène subitement envahie ou vidée d’objets, de corps et de bribes de textes ? A quelle logique si ce n’est celle de l’impulsion poétique du « live » obéit le déroulement ? « Les mots m’ont pris par la main », ce vers du Roman inachevé d’Aragon illustre bien l’état d’esprit de Tg STAN quand comédiens, éclairagiste et costumière entament leur travail de mise en scène d’un texte. Les « mots » mais non les personnages auxquels les acteurs refusent de s’identifier entièrement, gardant toujours ce regard collectif sur chacun d’eux. Il faudra plusieurs mois pour répondre à toutes les questions que peuvent poser une pièce et ses référents divers. Longue traversée qui confronte l’imaginaire d’un auteur à des êtres de chair qui vont porter une voix et la faire vivre, comme les théâtres d’Asie font apparaître les ombres. Pour la grâce de ce surgissement, Brecht est leur maître, non seulement parce que, pratiquant beaucoup de codes de jeux orientaux, il a expérimenté tous les procédés de distanciation que l’illusion mimétique de la scène à l’italienne nous avait fait oublier, mais surtout par sa volonté de faire un théâtre dialectique : un mythe, une fable est là qui révèle les contradictions d’une société et donne envie de les résoudre. Le choix d’Antigone de ce point de vue n’est pas fortuit. De quel droit Créon décide-t-il que parmi les jumeaux qui devaient régner tour à tour l’un est l’ami et l’autre l’ennemi de Thèbes ? Pourquoi condamne-t-il Antigone qui, en enterrant son frère, s’acquitte simplement d’un rituel que tout son peuple respecte ? Et qu’est-ce que cette jeune fiancée qui préfère mourir plutôt que de renoncer à un rituel ? L’arbitraire du pouvoir, Julian Beck et Judith Malina l’avaient déjà crié dans leur mise en scène d’Antigone à Avignon en 1968 avant d’être expulsés de la ville. Les résonances politiques ne sont pas les mêmes mais elles sont toujours aussi aiguës, tragiquement ambivalentes et insolubles comme en témoigne le choix pour l’affiche du spectacle d’un sac de pierres porté par une main palestinienne. Toute cette analyse critique est faite à la table de travail et enfle peu à peu l’envie de dire qui explosera sur scène à la première. Le secret de Tg STAN est peut-être dans cette prise de risque étonnante : ils refusent les répétitions, car sans public le spectacle perd son sens. Même s’il n’est pas pris à partie directement comme dans les créations collectives des années 68, le spectateur se sent interpellé par les regards des comédiens qui s’attardent sur lui. Mais leur intention de partage n’est pas grossièrement politique. C’est d’abord la vérité d’un texte qui les a retenus et qu’ils veulent nous faire ressentir. Tant mieux s’ils ont eu un coup de foudre pour l’Antigone de Cocteau puis pour celle d’Anouilh qui leur a semblé compléter la première par le doute qu’elle répand sur la psychologie des personnages. Deux pièces injustement décriées par les littérateurs chevronnés, qu’ils vont utiliser pour donner successivement, en gardant la même distribution, deux versions limpides du mythe grec, accessibles à tout public. Au théâtre, l’émotion esthétique que nous cherchons tous peut venir autant de la joie de comprendre un texte que d’une splendide scénographie. Or, une diction juste n’est pas seulement une affaire de technique. C’est le fait d’un acteur persuadé de la pertinence des propos dont il est le passeur. De ce passage magique, Tg STAN a peut-être trouvé les clés. « C’est un plaisir d’enfant », affirme Frank Vercruyssen. Est-ce la joie flamande, la folie des kermesses de Vickboons ou de Bruegel ou plus simplement la preuve qu’être acteur c’est d’abord savoir garder la force flexible de sa jeunesse, dans ses muscles et dans sa tête ? Accepter la fragilité d’un corps offert aux regards dans l’incidence du temps ? Le XXe siècle avait vu avec André Antoine l’avènement du metteur en scène, le XXIe siècle semble commencer sous le signe du comédien, d’abord sous la forme brute de l’autobiographie, (Philippe Caubère, François Morel ou Robert Lepage cette dernière saison), mais aussi sous l’égide de ces  troupes de choc russes ou flamandes qui pour sauver le théâtre ne font confiance qu’au face à face des intelligences et à l’humour rose ou noir de cette complicité.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Tg Sstan le théatre de l’imprévu

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