En brandissant le spectre de la dictature du spectateur derrière la thématique des rêves et des conflits, le nouveau directeur artistique de la Biennale de Venise s’engage sur une pente glissante.
Deux ans auparavant, Harald Szeemann, grand gourou de l’art contemporain depuis une bonne trentaine d’années, s’est vu reprocher la démonstration spectaculaire qu’il avait opérée à Venise sous le joug d’un thème – Bonami parle de « vision unique » – effectivement très vaste, celui de l’humanité. Cependant, ces expositions offraient l’avantage d’une assurance et d’une cohérence palpables, d’autant plus agréables pour un public amateur sans être spécialisé. Pour les initiés, le concept manquait d’une logique retorse, certes plus stimulante pour un petit nombre, mais déroutante jusqu’à l’agacement pour un public non averti. Ce pari du spectateur, Okwui Envezor, directeur l’an passé de la Documenta 11 de Cassel, autre grand-messe de l’art contemporain, l’a relevé d’une autre manière, en assommant le spectateur d’un nombre astronomique de vidéos et de films. L’afflux d’images et d’informations à lire et à intégrer rendait la visite fastidieuse, parfois donneuse de leçons, même si elle offrait un contenu politique et social loin d’être négligeable ou préjudiciable dans une exposition. Une fois encore, on a trouvé à y redire, parlant de cette manifestation en des termes élogieux qui camouflaient, avec bien des difficultés, l’ennui ressenti par les professionnels devant tant de discours et de principes.
Fort de ce constat jusqu’à frôler le règlement de comptes, Francesco Bonami, commissaire international de cette cinquantième Biennale de Venise, semble avoir pris ces reproches au pied de la lettre. Cette année donc, point d’exposition d’un seul homme, « de perspective centrale du curator », « pas d’exposition monstre » – on s’étonne alors des chiffres avancés de trois cent quatre-vingts artistes pour quatre cent cinquante œuvres ! –, tout devant être désormais basé sur la collaboration, histoire de ne pas être taxé de mégalomanie. Pas moins de onze curateurs de haut vol (Hans-Ulrich Obrist, Catherine David, Hou Hanru, Daniel Birnbaum, Igor Zabel, Gabriel Orozco, Molly Nesbit, Rirkrit Tiravanija, Gilane Tawadros, Massimiliano Gioni, Carlos Basualdo) ont été appelé à la rescousse pour mener à bien ce projet médiatique et artistique qu’est devenue la Biennale de Venise. Leur mission est de construire les îles d’un archipel en toute autonomie. On peut dès lors craindre le retour du syndrome Manifesta, une biennale européenne entachée l’an passé par la mésentente et le manque de coordination flagrant entre les commissaires. Quant au spectateur, brandi comme une menace jusque dans le sous-titre de l’événement, « La Dictature du spectateur », il semble être toléré mais ne doit en aucun cas faire l’objet d’un traitement de faveur. L’enfermer dans une thématique, non, au contraire, il faut laisser libre cours à son œil, à son expérience, ne pas l’étouffer avec des œuvres longues à regarder, ou nécessitant la lecture d’une notice pour la saisir, pour « se construire son itinéraire personnel ». Le principe de l’immédiateté offre un sésame charitable aux yeux de Bonami, et pourquoi pas ? Mais refuser d’offrir au visiteur un angle de vue aiguisé, c’est aussi risquer de le perdre et de réveiller une fois encore les démons qui menacent régulièrement l’art contemporain à force d’incompréhension et de perplexité. La prise d’otage du commissaire par le spectateur n’aura donc vraisemblablement pas lieu dans cette biennale, au risque de ne contenter qu’un nombre infime d’amateurs à même d’effectuer les rapprochements entre beaucoup d’œuvres et de propos disparates, à partir des seuls intitulés sibyllins des différentes participations : « Clandestins », « Lignes de failles », « Zone d’urgence », « Station Utopie ». Le suspense reste donc entier jusqu’à l’ouverture de « ce voyage au sein de la contemporanéité » où la navigation à vue laisse présager un séjour chaotique, même si les découvertes s’annoncent nombreuses et d’autant plus prometteuses qu’elles seront aléatoires.
L’exposition voulue et conçue par Bonami et ses acolytes prend de sérieux risques, et donne au rendez-vous vénitien un attrait particulier cette année. Espérons seulement que la polyphonie ne deviendra pas cacophonie et la dictature du spectateur, une simple excuse.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°548 du 1 juin 2003, avec le titre suivant : Sursaut démocratique ?