Galeriste, directeur de revue, héros contradictoire du modernisme et chantre d’une américanité lyrique parfois douteuse, figure tutélaire de l’intronisation de l’avant-garde européenne à New York, puis de la progressive mise en œuvre d’un modernisme américain, Stieglitz (1864-1946) le missionnaire fit bien souvent ombrage à Stieglitz le photographe. En particulier en Europe. Une Europe nostalgique qui manqua rarement de rappeler que l’homme et sa légendaire galerie révélèrent dès 1907 les icônes de l’avant-garde européenne et que la grosse pomme accueillit avec curiosité et appétit leurs provocations jusqu’au tonitruant Armory Show en 1913. Une Europe qui resta souvent discrète quant à l’énergie artistique et militante du Stieglitz d’après-guerre, quant à l’impact de ses propositions esthétiques sur deux générations de photographes américains. Personnage incontournable de l’histoire des arts visuels de l’autre côté de l’Atlantique, Stieglitz s’est pourtant imposé tout autant en mentor visionnaire qu’en pictorialiste progressivement converti à la photographie pure. L’homme incarne une période charnière. Lui-même oscille entre symbolisme et modernité. Évoque tout à la fois le passeur enthousiaste de Cézanne, Matisse, Brancusi, Picasso et le protecteur enfiévré de John Marin ou Arthur Dove. Le musée d’Orsay s’offre le joli luxe de tout embrasser à la fois, sans complaisance ni rudesse.
Resserrant son propos entre l’ouverture de la Galerie 291 en 1905 et celle de l’American Place en 1929. D’un militantisme à un autre, au moyen d’œuvres et de documents rares (la donation O’Keeffe qui fait l’objet d’une autre exposition), habiles à poser un contexte tout autant qu’à révéler les profondes orientations et hésitations esthétiques du photographe. L’exposition retient donc le parcours de l’artiste (étendu de 1885 à 1937) qui le conduisit d’un pictorialisme relativement discipliné vers une photographie débarrassée de ses complexes mécaniques.
Stieglitz retient dès ses premiers pas photographiques la soumission du réel à l’image, un réel largement mis à distance par l’interprétation et la vision intérieure du photographe. Installé à New York en 1890 après un complément d’éducation en Europe, Stieglitz entreprend donc d’amorcer une stratégie énergique capable de lui ménager une place dans l’histoire de la photographie, et du même coup, selon ses propres convictions, dans l’histoire de l’art. Il crée le mouvement Photo-Sécession en 1902 (sur le modèle des sécessionnistes viennois), puis la très élégante revue Camera Work (1903-1917), deux organes au service d’un pictorialisme international.
Pour imposer son regard, il use d’effets climatiques et naturels, de brouillards flottants, de mises au point floues, de rais de lumière raffinés et de noirs profonds, mais repousse trucages, collages et retouches dont le mouvement est pourtant friand. C’est l’époque d’Étude d’ombre et de lumière, en 1891, et de la mise en scène de la lumière au travers d’un store. C’est encore celle des compositions complexes et empathiques, des scènes urbaines d’atmosphères, de textures brumeuses et adoucies au tirage. C’est aussi le fameux Flat Iron building en 1902, capture délicate d’un gratte-ciel repoussé au fond de l’image par un arbre gracile en premier plan. Progressivement sa pratique photographique s’affranchit du symbolisme compact des plus orthodoxes, pour engager une relation plus directe au réel, sans pour autant jamais verser dans l’inflexion documentaire, ni surtout accorder à son œil de photographe une vision politique du monde. Il photographie la ville et ses métamorphoses dans les années 1910, exécute des séries savantes et subtiles de portraits de peintres qu’il expose dans sa galerie. Sa pratique intègre alors magistralement le réel et la vision propre du photographe dans toutes leurs complexités. Vers 1916-1917, Stieglitz change de registre, de dépendances esthétiques, de cercle. « Mon but est de plus en plus que mes photographies ressemblent à des photographies, qui ne seront pas vues à moins que l’on ait des yeux pour voir, et cependant quiconque les aura vues une fois, ne les oubliera jamais », explique-t-il en 1923. Entouré désormais d’un cercle restreint de poètes, peintres, écrivains et photographes américains, il pose les jalons dogmatiques d’un art obéissant à son propre contexte national, en même temps qu’à une forme de transcendance. Il s’engage dans la photographie pure (straight photography), délaissant les effets picturaux, clarifiant ses clichés.
Dans la seconde moitié des années 1920, il trouve une forme trouble de modernisme pétri d’idéalisme dix-neuvièmiste, enracinée dans le sol américain, et traversée ça et là par le motif glacé de la ville de New York. Mais les deux séries les plus emblématiques de cette dernière époque demeurent celles consacrées à sa seconde épouse Georgia O’Keeffe (ill. 4, 5, 6) rencontrée en 1917, et les célèbres Equivalences (ill. 1). Les premières provoquent une stupeur enthousiaste. Baignées d’érotisme et de chair, elles stylisent les postures fragmentées de la femme aimée et nue. Les secondes, clichés de nuages saisis sans autre contexte que celui du ciel, renouent avec le paysage, cherchent un sentiment spirituel et vibratoire de la nature. « Les formes en tant que telles ne m’intéressent que lorsqu’elles offrent un équivalent extérieur de ce qui a déjà pris forme en moi », explique alors Stieglitz. Georgia O’Keeffe, que cite Françoise Heilbrun, commissaire de l’exposition, suggère à propos de ces motifs, de ces moments captés : « C’était peut-être une façon de se photographier tout le temps. »
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Stieglitz : « l’œil éloquent »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Stieglitz : « l’œil éloquent »