C’est bien en deux temps distincts que Stieglitz installe et imagine des plates-formes intellectuelles et artistiques et compose sa légende ; avant et après la guerre. En 1902, en créant la Photo-Sécession, il emmène avec lui un petit groupe de photographes issus de la mouvance pictorialiste, qui devient rapidement indispensable à la scène culturelle et intellectuelle new-yorkaise. La parution de la brillante revue Camera Work vient très vite compléter ces premiers pas. Y collaboreront en plus des critiques et des photographes, au gré des cinquante numéros, des personnalités aussi diverses que Gertrude Stein, Maeterlinck et George Bernard Shaw. Assisté du peintre et photographe Edward Steichen, Stieglitz ouvre bientôt la Galerie 291 (baptisée d’abord Little Galleries of Photo-Secession) sur la 5e Avenue. Un espace exigu, délicat, discret, bientôt fréquenté par tous les amateurs éclairés de la ville. Après en avoir fait la vitrine d’un pictorialisme dominant, Stieglitz prend brusquement tous les risques, transformant la petite salle tendue de tissus en véritable laboratoire. Il expose en 1911 pour la première fois aux États-Unis Picasso, montre des nus féminins de Rodin, fait scandale avec les sculptures de Matisse en 1912, introduit Cézanne, prend contact avec Man Ray, sans oublier le panorama africain de 1914, et l’alternance subtile dans sa programmation de dessins et peintures moins outrageux.
Curieusement, c’est à l’époque où Stieglitz fréquente ces audacieuses productions qu’il compose son univers photographique le plus tiède et le plus mesuré. Dans les années 1910, Stieglitz sent confusément que les propositions venues d’Europe sont en train de bouleverser l’histoire, mais n’en mesure pas totalement les enjeux. L’exemple le plus probant en est sans doute l’épisode de l’urinoir en avril 1917, alors que Duchamp, tout juste récusé par le comité de la Society of Independent Artists, lui amène la fameuse fontaine. Stieglitz la photographie à sa demande, mais ne semble pas saisir le sens du geste. Il renverse l’urinoir, le baigne de lumière diffuse, lui adjoint un tableau de Marsden Hartley, bref, le replace dans le champ de l’art et du jugement de goût en le parant des attributs formels et canoniques d’une sculpture. Ce que récuse Duchamp.
Par lassitude, manque de fréquentation et de moyens financiers, Stieglitz ferme finalement la galerie au printemps 1917, et cesse la parution de Camera Work. Marius de Zayas, Paul Haviland, Picabia et quelques autres issus de son premier cercle maintiendront cette vocation agitée de défense de l’hégémonie européenne et de fièvre moderniste, créant une nouvelle galerie et abandonnant Stieglitz à son nouveau cercle. Ce sera celui de l’américanité, celui de sa seconde épouse Georgia O’Keeffe. Celui qui devra poser les jalons d’un possible modernisme américain, sans cette « damnée saveur française » dont se plaint déjà Stieglitz en 1923. Il n’y aura quasiment plus d’Européens dans le cercle resserré du photographe. Y trouvent principalement crédit Arthur Dove, Marsden Hartley, John Marin, Paul Strand et bien sûr Georgia O’Keeffe, militant pour un art capable de soigner moralement un monde privé de spiritualité, relayant des artistes fermement enracinés dans la mythologie américaine. Stieglitz générera alors curieusement un héritage double. Celui issu de ces ultimes expériences photographiques qui auront trouvé leur expression la plus affinée, la plus aboutie, et celui motivé au contraire par une opposition virulente, un conflit générationnel. « L’esthétisme excessivement étudié de Stieglitz a provoqué une réaction salutaire », dira le photographe Walker Evans, annonçant la brèche à venir, celle du photojournalisme.
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Stieglitz le passeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : Stieglitz le passeur