PARIS [09.04.2010] - Ses photos font la une des magazines, comme les scandales qu’elles provoquent parfois. Bettina Rheims expose du 8 avril au 11 juillet 2010 à la BnF sa série Rose, c’est Paris, un « grand serial mystérieux » où sont tour à tour convoquées les figures de Duchamp, alias Rrose Sélavy, Fantômas, Breton, Dali, Maurice Rheims et d’autres. La photographe revient sur la genèse d’un projet pharaonique tout en dévoilant quelques-unes des clés de la méthode Bettina Rheims.
FABIEN SIMODE - Le public découvre ce mois-ci à la Bibliothèque nationale de France l’exposition « Rose, c'est Paris », une fiction en images accompagnée d’un livre édité chez Taschen et d'un film réalisé par Serge Bramly. Une centaine de photographies composent l’exposition et deux fois plus le livre. Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser Rose, c’est Paris, superproduction photographique ?
BETTINA RHEIMS - Rose, c’est Paris est un ensemble de près de deux cents images et un film qui ont nécessité six mois de réalisation, suivis de trois mois durant lesquels j’ai retravaillé sur ordinateur mes photos et Serge a monté son film.
C’est la première fois que je retouche mes images. Devant chacune d’elles, je me suis demandé comment j’allais la compliquer, à la manière d’un collage surréaliste. Auparavant, j’aurais pris mes ciseaux et un tube de colle. Là, non : j’ai transposé mes personnages dans d’autres lieux, ajouté des jumelles, fait apparaître des fantômes... Tout cela grâce au numérique. Le champ des possibles est devenu infini : c’est diabolique et fascinant à la fois.
Pourquoi avoir cette fois choisi Paris pour décor de votre histoire ?
Au retour de Shanghai [en 2003], Serge m'a dit : « Il faut que nous repartions. » Or, il nous est apparu très vite que nous devions voyager autour de notre chambre. Notre prochaine histoire devait donc se dérouler ici, à Paris, pour, ainsi, aller plus loin dans l'introspection.
S’agit-il pour autant d'un travail autobiographique ?
Non, même s'il comporte une part d'autobiographie. B., l'héroïne principale de cette fiction, et Rose, sa sœur jumelle, ne reprennent-elles pas les initiales de « B. R. » de Bettina Rheims ?
Lors de vos précédentes collaborations avec Serge Bramly, Chambre close, INRI, Shanghai…, l’écrivain avait livré les textes. Là, il signe un film, également présenté à la BnF. Pourquoi ?
Serge m’a dit qu’il ne souhaitait pas écrire de texte, mais qu’il voulait réaliser un film. Le premier jour, il a donc débarqué avec une petite caméra. Ses premières images tremblaient beaucoup ; je lui ai suggéré d’acheter un trépied. Il est revenu le lendemain avec, et c’était parti pour une heure et demie de ce qui allait devenir un très beau film.
S’agit-il d’un documentaire sur la réalisation de vos photos ?
Non, il ne s’agit pas d’un making of, mais d’une vision transposée de mes mises en scène, avec la liberté que donne le film de monter les séquences dans un ordre différent. Selon Serge, un romancier sait pratiquer le montage : il coupe ses phrases, comme le réalisateur ses images.
Ce film, qu'apporte-t-il à vos images ?
Il les complète. Il leur apporte une narration sans en être réellement une, puisqu'il s'agit d'un film quasiment muet. Serge ne pouvait pas capter le son en raison du bruit des flashs, des boîtes à chaleur… Et je ne pouvais pas dire : « Silence, on tourne » puisque je photographiais. Serge a donc postsynchronisé en ajoutant à la bande des voix off et une musique signée Martin Meissonnier.
Venons-en à l'histoire : « Une jeune femme, B., cherche Rose, sa sœur, qu'elle prétend disparue. » Comment celle-ci vous est-elle venue ?
Serge et moi avons commencé par établir des listes sur « Paris » : les lieux que nous aimions, ceux que nous ne connaissions pas, nos souvenirs, nos fantasmes, nos obsessions... Il s'est avéré que nous avions tous les deux la même histoire en tête : celle d'une jeune femme, B., qui part à la recherche de sa sœur dans Paris, et dont on suppose qu’elle existe et qu’elle a disparu.
Notre héroïne est une sorte d'Alice au pays des merveilles qui prendrait différentes formes pour traverser un Paris multiple. Mais il y a aussi d'autres personnages, comme Fantômas. Fantômas est un fil conducteur de notre histoire.
À quatre mains et deux voix, comment avez-vous accouché du scénario ?
J’avais été inspirée par un documentaire sur Souvestre et Allain, les créateurs de Fantômas […]. Les deux auteurs habitaient le même immeuble. Pendant cinq ans, ils ont produit chaque mois cet énorme feuilleton ; l’un écrivait les chapitres pairs, l’autre les chapitres impairs. Serge possède son bureau d’écrivain juste au-dessus de mon studio, à Paris. Nous avons donc procédé de la même manière qu’eux, en écrivant notre histoire à la manière d’un cadavre exquis.
Donc le scénario naît des mots. Mais à quel moment les images prennent-elles forme ?
Comme au Cluedo, il nous faut d’abord répondre à des questions : qui sont les personnages ? Qu'incarnent-ils ? À qui demande-t-on de les jouer ? Où et avec quels accessoires ? Une fois que nous y avons répondu, l'équipe rentre en jeu : le directeur de casting, le décorateur, la personne qui fait les repérages, la styliste, le coiffeur, le maquilleur, les assistants... Tous ceux à qui nous expliquons les folies que l'on a dans la tête. Ils sont parfois interloqués, comme lorsque nous leur demandons le mercredi soir pour le jeudi matin de nous trouver quinze escargots.
L’improvisation a-t-elle sa place ?
Tout est extrêmement préparé : les accessoires sont loués, les lieux identifiés et le casting fait à l'avance. Pour Rose, il a fallu gérer, en plus de l’équipe, une centaine de participants : mannequins, comédiens, amis, familles.
Un projet de cette importance est un fardeau énorme à porter : tous les jours, vous devez partir tel un général. Et tous les jours, vous devez faire face à des événements imprévus, comme un acteur qui n'arrive pas. Imaginez que vous réalisiez un film pour lequel vous seriez tout à la fois le réalisateur, le producteur, le chef opérateur et plus encore. Heureusement, nous étions deux à porter ce projet.
Autrement, je ne réalise aucun croquis préparatoire. Je connais les ingrédients qui composeront mon image sans savoir par avance comment elle sera. Ainsi, pendant la production de Rose, avons-nous promené dans notre camion un mannequin de vitrine, un squelette, une tête asymétrique, etc. Parfois je me disais : « Tiens, si j’utilisais la tête pour cette scène ? »
La production de Rose a démarré en même temps que la crise financière en 2008. Comment avez-vous trouvé son financement ?
Un projet comme celui-ci coûte beaucoup d'argent. Il faut rémunérer les collaborateurs, louer les accessoires, etc. Nous avons eu la chance extraordinaire de trouver par hasard, huit jours avant de débuter le tournage, notre sponsor : les champagnes Roederer, qui nous ont tout de suite soutenus, les yeux fermés.
Écrivez-vous le scénario avant la production ou lancez-vous les deux en parallèle ?
Cela dépend du projet. Serge et moi avions par exemple passé un an à préparer INRI, le travail sur la vie de Jésus [qui a fait scandale en 1998] : à écrire les tableaux, à composer les images, à faire passer les castings. Lorsque nous avons commencé à mettre en scène les tableaux, tout était sous contrôle. Nous ne voulions en aucun cas nous écarter de la Bible.
Avec Rose, c'est Paris, le processus a été différent. J’ai trouvé la personne qui allait incarner notre héroïne dès le premier jour du casting. Il s’agissait d'une jeune danseuse et comédienne flamande : Inge Van Bruystegem. Elle est arrivée dès le lendemain à Paris et, comme elle était libre, je n'ai pas voulu la laisser filer. Nous avons donc changé notre plan de travail : deux jours durant nous prenions les photos et nous consacrions le temps restant à l’écriture et au repérage des lieux.
Votre père, l’historien de l’art et académicien Maurice Rheims, décédé en 2003, a « sauvé » le Paris 1900 de Guimard. Rose lui est-il dédié ?
Notre histoire se passe entre les deux guerres, et non au début du siècle. Mais vous avez raison, je lui rends hommage. Tout mon travail est d’ailleurs un cadeau fait à mon père. Il a été mon premier soutien, le premier à défendre mes photos.
Je me souviens d’avoir rencontré dans l'entrée de mon studio, lors d’un casting, un homme qui portait de grosses lunettes et un blouson de motard. Ce jour-là, j'ai cru revoir mon père ! Certes, je trouvais étrange qu'il porte des bottes et un blouson, mais j'ai pensé qu'il me jouait une farce. J'ai engagé cet homme immédiatement !
Quels lieux, à Paris, vous ont-ils le plus marquée ?
Il y en a beaucoup d’incroyables, comme une maison de style Art nouveau près de la place du Tertre. Comme personne ne répondait, j'ai glissé un mot sous la porte. Un mois plus tard, quelqu'un m'a appelée du Brésil pour me dire que je pouvais m'y installer. Nous y avons finalement passé trois jours.
Autrement, je garde le souvenir de l'Observatoire dans lequel on a rarement la chance de pénétrer, et aussi des dizaines de milliers de mètres carrés du sous-sol du Palais de Tokyo laissés à l'abandon, et de ses deux salles de cinéma dont les fauteuils sont encore emballés.
Rose, c’est Paris est aussi un hommage à Rrose Sélavy, le pseudonyme choisi par Marcel Duchamp. Pourquoi précisément cet artiste ?
D’abord parce que Serge est complètement obsédé par cette figure du vingtième siècle. Ensuite parce qu’il incarne l’époque d’un Paris magique, les années 1920-1930, durant laquelle j’aurais aimé vivre. Il n’y avait pas l’individualisme et le marketing d’aujourd’hui… On pouvait écrire un livre un jour, peindre le lendemain, tout en prenant des photos. Il y avait de l’invention et de la liberté. Pour moi, Marcel Duchamp incarne cette figure de l’inventeur génial et libre. Puis, chez Duchamp, comme chez moi, les mots ont leur importance.
En parlant de mots, le surréalisme est très présent dans votre travail…
J’aime le surréalisme, ses mots plus que ses images d’ailleurs. Nadja de Breton a été pour moi un fil conducteur, comme Fantômas qui est aussi au cœur du dispositif surréaliste.
J’ai eu la chance, enfant, de passer du temps avec André Breton que mon père fréquentait. Je me souviens de virées dans les brocantes de Normandie et les marchés aux puces à la recherche d’outils improbables. Quant à ma mère, elle était la meilleure amie de Joyce Mansour, poétesse et égérie de Breton. Auprès d’elle, j’ai entendu beaucoup de récits ésotériques. Au fond, j’ai baigné dans la poésie et le surréalisme durant toute mon enfance et, aujourd’hui, son esprit d’escalier me convient assez bien : marabout, bout de ficelle…
La femme est, elle aussi, au cœur du dispositif surréaliste, comme du vôtre…
Sans la femme, il n’y a pas d’art.
Vous passez d'un genre à un autre : de la publicité au musée, du magazine au livre d'art. Que répondez-vous à ceux que ce mélange des genres peut gêner ?
Je leur réponds que la commande a toujours tenu une place majeure dans l'histoire de l'art. Les artistes ont travaillé pour l'Église, après ce fut pour les rois et les bourgeois qui leur commandaient leur portrait. Je ne fais rien d'autre que prolonger cette tradition.
Certains m’imaginent schizophrène. Mais la réalité est bien différente. Tous les matins, je me lève et je pars au studio pour réaliser une pub pour des produits pour les cheveux, prendre un portrait, réaliser l’affiche d’un film… La commande m’apporte une liberté financière qui me permet, ensuite, de travailler à des projets plus personnels, comme Rose, c’est Paris.
Et puis tout mon travail est une quête de la beauté. Pensez-vous que Naomi Campbell, Monica Bellucci et les plus grands mannequins du monde auraient répondu à mon invitation si je n'avais pas réalisé ces travaux de commande ? Je revendique cette liberté.
Comment vous qualifiez-vous : photographe, photographe de mode ou plasticienne ?
Je suis une photographe. Car j'aime ce mot, et j'ai besoin d'un appareil pour m'exprimer.
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Un entretien avec Bettina Rheims
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2. Bettina Rheims : L’Air des rails, gare d’Austerlitz, quai n° 15, février 2009, série « Rose, c’est Paris ». © Bettina Rheims, courtesy galerie Jérôme de Noirmont, Paris.