Les champagnes Roederer mécènent le web-art et le fonds photographique de la BnF. Le directeur général de la maison témoigne de cet engagement avec passion.
Vous êtes l’héritier de la sixième génération des champagnes Roederer. Cet héritage est-il lourd à porter ?
Frédéric Rouzaud : Au contraire, cet héritage me porte. Mes prédécesseurs m’ont transmis ce souci de la qualité, d’un travail qui s’apparente à de l’artisanat, d’un patrimoine à préserver et à prolonger. La maison a été fondée en 1776 et développée à la deuxième génération par Louis Roederer qui lui a donné son nom en 1833. Louis Roederer II a pris les rênes une cinquantaine d’années plus tard : notre notoriété auprès de la cour des tsars était à son apogée, avec la cuvée prestige, « Cristal », créée pour Alexandre II. Ses successeurs ont ensuite affronté la révolution d’Octobre engendrant la perte de notre principal marché. Puis, en 1932, mon arrière-grand-mère Camille a su relancer la marque. Mon père fut le premier dirigeant de Roederer à élaborer son vin lui-même à partir de 1975. C’est cette histoire qui me permet, en 2006, de me retrouver à la tête de l’une des rares maisons de champagne encore indépendante.
Avez-vous grandi au milieu des vignes ?
Je suis né à Montpellier où mon père faisait des études d’œnologie, mais j’ai grandi à Reims. Nous avons deux cents hectares de vignes réparties entre trois grands domaines sur la Côte des Blancs, la vallée de la Marne, et la montagne de Reims. Nos vignes datent de Louis Roederer le Ier : c’était une folie à cette époque où tout se faisait à cheval d’avoir un domaine ainsi éclaté ! Mais on voulait maîtriser notre production. Et, aujourd’hui encore, nous n’achetons que 30 % des raisins à l’extérieur.
Vous êtes le principal mécène de la Bibliothèque nationale de France. Comment est né ce partenariat ?
Cet engagement voulu en 2003 par mon père n’est pas le fruit du hasard. Louis Roederer II avait une grande sensibilité artistique et était animé d’une passion dévorante pour les livres, les gravures, les tableaux. Sa bibliothèque, avec ses œuvres et ses dessins originaux du XVIIIe, était considérée comme la plus riche de France après celle du château de Chantilly. Nous disposons ainsi d’un portrait de Mathilde Roederer signé du peintre William Bouguereau, de dessins de Fragonard… Mais, malheureusement, l’essentiel de cette collection a été vendue et dispersée avec la Première Guerre mondiale, puis avec la crise de 1929. Mon père s’est souvenu de tout ce passé : quand nous avons appris que la BnF disposait d’un fonds exceptionnel de cinq millions de clichés très peu connus, il nous est apparu évident qu’il fallait l’aider à le mettre en valeur.
En quoi consiste votre mécénat auprès de la BnF ?
Notre rôle est de contribuer à faire découvrir ce fonds au public. Depuis 2003, nous avons participé à l’organisation d’une bonne dizaine d’expositions à la galerie de Richelieu principalement. C’est un soutien d’abord financier, pour le montage et la scénographie, parfois en nature à l’occasion de vernissage ou de dîners de gala. Nous choisissons les événements que nous soutenons.
En fonction de quels critères ?
Il faut que l’on aime et que ce soit cohérent avec l’esprit de l’entreprise. De façon générale, nous cherchons à innover : notre site Internet fait une grande place au web-art, nos visuels sont imaginés par des créateurs. Donc, notre mécénat va plutôt vers l’art contemporain, là où les choses se passent. Nous tenons cependant à ce que ce soit de l’art facile d’accès, compréhensible par le plus grand nombre. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi de concentrer notre effort sur la photo, mais de le faire avec constance et exigence. Aujourd’hui, nos investissements dans le mécénat et pour développer le web-art représentent le quart de notre budget de communication.
Quel rapport entre le champagne et l’art ? Un même luxe ?
Notre conception de notre métier, c’est d’être artisans du vin et du champagne. La précision des gestes, le désir d’excellence et de nouveauté nous ouvrent forcément sur l’art. Élaborer du champagne n’est pas une science exacte, il y a une grande part de créativité, d’audace. Avec l’art, le pont est naturel. Le champagne procure du plaisir, l’art aussi. Et c’est une façon de nous démarquer, de renvoyer l’ascenseur à la société qui nous apprécie toujours depuis six générations.
Que vous a apporté ce mécénat ?
Avant tout, des rencontres extraordinaires avec les artistes ! Chaque exposition est aussi l’occasion de réunir des clients, des personnalités des amis, et bien évidemment nos collaborateurs. Si cela peut nourrir notre image, nous n’en attendons pas forcément des retombées médiatiques, qui ne sont d’ailleurs pas toujours là où on les attend ! Pour nous, le mécénat est tourné vers l’autre et nous le concevons discret, à l’image de la culture de notre entreprise.
Parmi les expositions que vous avez soutenues, lesquelles ont vos faveurs ?
J’ai beaucoup aimé la performance « Prenez soin de vous » pour son originalité. Sophie Calle a investi la grande salle de lecture historique de la BnF et elle a imaginé avec Daniel Buren un spectacle étrange, une libre variation autour d’un mail de rupture reçu de son amant qu’elle a proposé à cent sept femmes de commenter. « Seventies, le choc de la photographie américaine » m’a enthousiasmé aussi, avec Diane Arbus, Gary Winogrand et toute une génération de jeunes qui permirent de découvrir un nouveau visage de l’Amérique des années 1970. Et puis la « Photo humaniste » de Boubat, Doisneau, Ronis présentée en 2007 !
Le photojournalisme, cela vous touche également ?
« Controverses » est probablement l’exposition qui m’a le plus interpellé ! Et quel succès de fréquentation : 66 000 visiteurs, un record pour la galerie. Les témoignages esthétiques et troublants de Sebastião Salgado dans « Territoires et vies », exposés fin 2005 à la BnF, m’ont marqué. De même que l’exposition Capa « Connu et inconnu » que nous avions sélectionnée en 2004. Sans oublier « Trinity » de Carl De Keyser, fruit de reportages réalisés pendant les quinze dernières années sur différents théâtres d’opérations civiles et militaires. Avec lui, le compte rendu direct des événements est tenu à distance pour mieux saisir le processus de cicatrisation.
Achetez-vous des photos ?
Oui, il nous est arrivé d’acquérir des œuvres dont nous avons d’ailleurs fait don à la BnF. Nous avons ainsi acquis cinq clichés de Carl De Keyser, dont le fameux « Panoramique de Kaboul ». Nous nous sommes également portés acquéreurs de vingt photos noir et blanc d’enfants réalisées par Bettina Rheims lors de « La fête de la couleur », un événement organisé par Hermès au profit de l’Unicef. Dans le droit fil des expositions que nous soutenons, nous nous interrogeons sur la création d’une fondation. On le fera peut-être un jour. Pour l’instant, nous avons privilégié le soutien aux projets et la refonte complète de notre site pour l’ouvrir à l’art.
En quoi consiste ce web-art ?
Nous avons conçu notre site en deux parties. L’une porte sur notre métier, nos modes de culture, mais dans une approche artistique, avec des séquences d’animation, des œuvres en lien avec nos savoir-faire, très loin des reportages classiques. L’autre est entièrement consacrée à des œuvres artistiques originales. On y trouve, par exemple, le making off de l’exposition de Sophie Calle. Ou encore l’œuvre-ville qui réunit deux artistes, le photographe Stéphane Couturier et l’écrivain Charles Dantzig. Le fil rouge de tout cela se résume en une formule qui fait l’unité du site et son originalité : « À la recherche de l’œuvre. »
Y a-t-il un lien entre le site et vos actions auprès de la BnF ?
Oui, tout à fait. L’internaute peut ainsi continuer à explorer l’exposition « Controverses » qui n’est plus visible à la BnF. Stéphane Couturier, artiste dont nous avions soutenu l’exposition à la BnF en 2004, nous livre ses créations effectuées à partir de la juxtaposition d’éléments urbains : façades d’immeubles, halls, échangeurs d’autoroutes, rues… L’objectif est d’offrir sur notre site un autre espace d’expression aux artistes, une plateforme pour le work in progress ou l’occasion d’un prolongement. Nous présentons le parcours de Stéphane Couturier, ses œuvres de jeunesse sélectionnées par lui, jusqu’à ses récentes photos du 104, prises au moment de la transformation de cet ancien siège des pompes funèbres à Paris en centre culturel. Une interview exclusive est aussi en ligne. L’internaute peut basculer sur le versant littéraire où il trouve des entretiens avec des écrivains tels Amélie Nothomb. Toujours cette référence aux livres…
Alberola est le dernier artiste invité sur votre site pour une extension inédite de son œuvre. Qu’est-ce qui vous a séduit chez lui ?
Le titre du module original qu’il nous a proposé comprenant une cinquantaine d’œuvres m’a plu d’emblée : « La précision des terrains vagues ». J’aime les mélanges, les paradoxes extrêmes, ces créations artistiques qui rendent belles des choses qu’on ne remarquait pas. Cet ensemble est le fruit d’une rencontre entre l’un des pères de la Figuration libre, de renommée internationale, et l’univers de l’Internet. Alberola s’est emparé de toutes les potentialités du site pour imaginer une composition, une mosaïque d’œuvres mouvante que l’on est invité à parcourir. C’est une fierté qu’un tel artiste ait trouvé chez nous un moyen d’expression et un lieu de création. Et c’est tout naturellement que nous avons été partenaire de l’expo-événement de son œuvre imprimée à la Grande Bibliothèque.
Accompagnez-vous aussi des artistes émergents ?
Oui, c’est très important pour nous. Ainsi, JR, un artiste âgé de 25 ans qui, dans son travail intitulé « Women are heroes », expose dans le monde entier des photos géantes de regards des femmes pour témoigner de la dureté de leur condition. Nous avons produit et allons offrir en exclusivité sur notre site le making off de certaines de ses interventions dans la ville. Et, chaque année, nous remettons, avec le concours de la BnF, la bourse Louis Roederer de la recherche photographique à de jeunes chercheurs dans ce domaine.
Outre le champagne, vous avez des domaines viticoles au Portugal, dans le Bordelais, en Provence, en Californie. Souvent leur histoire a croisé l’art. Un heureux hasard ?
Effectivement. Notre domaine de Ramos Pinto dans la vallée de la Côa aurait dû ne pas survivre aux travaux de construction d’un barrage. Mais des fouilles archéologiques ont décelé de formidables gravures rupestres. Dès que nous avons eu l’assurance que le site serait préservé des eaux, nous avons ouvert un musée au milieu des vignes d’Ervamoria consacré à l’histoire de cette terre aride du Douro.
La crise actuelle touche-t-elle Roederer et, si oui, peut-elle remettre en cause votre mécénat ?
En 2008, les expéditions ont été bonnes. Lors du premier semestre 2009, on a ressenti la chute de la consommation ; à présent, ça redémarre. Le marché français résiste mieux que l’étranger. De plus, notre production étant limitée, nous étions en flux tendus. C’est pourquoi la crise n’a pas un impact négatif sur nous. Quant au mécénat, nous avons au contraire des projets très divers, notamment avec Issei Miyake au musée du Design de Tokyo, avec la direction des affaires culturelles de Champagne-Ardenne, pour la réalisation de vitraux dans deux chapelles de la cathédrale de Reims par Imi Knoebel. Sans parler des partenariats avec l’opéra de New York, le prix de Flore… Le mécénat, c’est une ouverture d’esprit.
Biographie
1967
Naissance.
1996
Diplômé en gestion à Dauphine, il rejoint le groupe familial après une première expérience dans l’immobilier.
2006
Succède à son père, Jean-Claude Rouzaud, à la direction générale de l’entreprise. Création de la bourse Louis Roederer de la photographie.
2008
Le nouveau site Web de la société fait grande place au web-art.
2009
Principal mécène de la galerie de photographie de la BnF depuis 6 ans, champagne Roederer mène de nombreuses autres actions de mécénat à travers le monde.
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Frédéric Rouzaud, directeur général des champagnes Roederer
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Depuis 2008, le site Internet de champagne Roederer innove en matière de web-art. En partie consacré à des œuvres artistiques originales, il offre depuis peu l’exploration, en mots et en images, de l’univers de Jean-Michel Alberola. À travers « La précision des vagues », l’artiste a imaginé un site insolite conçu telle une mosaïque composée d’une cinquantaine d’œuvres à consulter. Un vrai catalogue interactif structuré autour des thèmes que l’artiste développe dans son œuvre.
La bourse du Talent
À partir du 15 décembre, les œuvres des jeunes photographes lauréats de la bourse du Talent, organisée par Photographie.com, seront exposées à la BnF, site F. Mitterrand, avant d’aller enrichir les collections du département des estampes et de la photographie. Cette bourse est décernée depuis 1998. Cette année, Arno Brignon a remporté la bourse Paysage, Architecture, Espace pour son portfolio « Toulouse 31sans ». Une mention spéciale a été attribuée à Julien Lombardi pour « Artefact ».
Roederer et la BnF
La maison Roederer est depuis 2003 le principal mécène de la galerie de photographie de la BnF (site Richelieu). De nombreuses manifestations ont bénéficié depuis 6 ans de son soutien telles l’exposition de Sophie Calle « Prenez soin de vous » (2008) ou la rétrospective Eugène Atget. L’an prochain, du 8 avril au 11 juillet, c’est Bettina Rheims qui prendra ses quartiers à la BnF, avec le soutien de Roederer, où la photographe proposera un portrait imaginaire en noir et blanc de Paris.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Frédéric Rouzaud, directeur général des champagnes Roederer