Sous le titre intriguant de « Posséder et détruire, stratégies sexuelles dans l’art d’Occident », le Musée du Louvre vient d’ouvrir une exposition centrée non pas sur les artistes et leurs productions mais sur l’interprétation des œuvres. Qu’ils soient signés Michel-Ange, Ingres ou Degas, une centaine de dessins souligne l’importance des scènes de violence, souvent cachées sous de simples représentations de nus ou d’étreintes. Entretien théorique et pratique avec Régis Michel, l’un des deux commissaires de l’exposition.
Avec Françoise Viatte, vous organisez dans le Hall Napoléon une exposition qui se démarque radicalement des principes sur lesquels est fondée la muséographie du Louvre. Vous ne vous intéressez ni à l’histoire, ni aux influences artistiques, ni encore aux thèmes iconographiques. Votre objet est la « structure sexuelle de l’œuvre ». Commençons par la théorie avant de passer à des exemples précis.
La structure sexuelle, c’est d’abord la distribution des rôles entre hommes et femmes à l’intérieur d’une même œuvre. La réponse vous paraîtra naïve. Elle l’est moins qu’il n’y paraît. L’identification de ces rôles passe par un repérage précis de la fonction narrative qui ne dépend ni de la forme stylistique, ni des circonstances historiques, ni du thème iconographique. Il faut au contraire se débarrasser de ces caractères qui gênent la lecture pour mettre en exergue la fonction de la figure. On parvient alors à ce que j’aime à nommer le casting du gender, en hommage aux travaux anglo-saxons, notamment féministes.
Vous soulignez également l’importance de la répétition des thèmes ou des sujets dans l’art.
Le travail de la répétition, notion cruciale qu’ont théorisée Freud et Lacan sous le terme éloquent de Wiederholungszwang, transforme la fonction en structure, laquelle se décline en des variantes inlassables. On parlera donc ici de position, qui est au fond le solde, toujours provisoire, du rapport de force entre le récit et le fantasme.
Ce qui vous a intéressé chez Rembrandt, dites-vous, c’est la découverte, dans son corpus de dessins, du motif récurrent du patriarche recevant l’hommage d’un personnage (homme ou femme) agenouillé. Que trahit pour vous le retour de ce motif ?
Le cas Rembrandt est un parfait exemple de ce que l’on vient de dire. Rembrandt dessinateur est la proie d’une obsession précise : la génuflexion. Aussi reproduit-il à satiété ce motif sous le prétexte imparable d’épisodes bibliques. Il faut donc commencer par oublier Rembrandt, c’est-à-dire l’histoire des origines, l’artiste, le mythe, l’intention, le contexte. Puis il faut oublier la Bible, à savoir le sujet, la religion, l’iconographie. Vous aurez une fonction narrative qui devient structure répétitive : une scène d’allégeance aux pieds d’un vieillard. Voyez Ruth aux pieds de Booz, c’est une mendiante aux pieds d’un patriarche, en situation manifeste d’absolue soumission. Mais le même épisode se reproduit indifféremment avec un homme ou une femme. On est donc poussé à en conclure que la distribution des sexes est éclipsée par la représentation du pouvoir. L’ordre patriarcal nie la différence sexuelle. Je schématise beaucoup. Mais la conclusion me paraît... édifiante.
Quels sont les critères qui vous ont permis de choisir les quinze artistes présentés dans l’exposition et pour quelles raisons avez-vous décidé d’y introduire des artistes du XXe siècle ?
On ne parle pas des artistes dans cette exposition. On ne parle que des images. La notion d’œuvre est suspecte de relents métaphysiques car derrière l’œuvre se cache encore l’artiste, c’est-à-dire du sujet, de l’intention, bref, du transcendantal. Les artistes ne sont ici que des noms propres sur un corpus d’images. Il fallait donc avant tout bénéficier d’ensembles assez vastes pour que l’enquête put se révéler démonstrative. Les collections du Louvre offrent à cet égard des possibilités incomparables. Il était ensuite naturel de faire porter la démonstration sur des artistes emblématiques : Michel-Ange ou Rembrandt, Poussin ou David, Ingres et Delacroix. C’est une façon de refaire l’histoire à rebours, c’est-à-dire sans histoire(s), si j’ose dire. Ce qui nous intéresse en l’occurrence n’est pas leur univers mais le nôtre : le réseau fascinant de liaisons complexes, dialogues et conflits, que nous pouvons entretenir avec leurs productions visuelles. À cet égard la distinction de l’art moderne et de l’art ancien n’a plus aucun sens. Il eût été paradoxal de ne pas exposer quelques œuvres du siècle dernier en s’efforçant d’interroger leur pratique à la faveur de prêts généreux, puisque la césure œuvre/artiste ou image/producteur y est de moins en moins opérante. La chronologie du parcours est strictement parodique. Elle se réfère à celle du maître-ouvrage de Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, pour mieux récuser l’histoire traditionnelle.
Vous faites précéder ce parcours par un double constat : l’art occidental est fondé sur une représentation de la sexualité comme violente, violence dont il se disculpe en inventant le thème de l’androgyne. Pouvez-vous expliquer cela ?
Je ne suis pas sûr que l’on puisse expliquer. Mais il est déjà prometteur de constater. L’art occidental ne parle du sexe que sur le mode compulsif de la plus extrême violence. Il n’y est question que de rapt, viol, meurtre et sévices en tout genre, où la femme est bien sûr l’éternelle victime. Pour justifier son entreprise délétère, il s’invente alors une caution morale, qui lui permet à bon compte de faire dans la sublimation : la figure de l’androgyne. Là prévaut de fait un consensus sexuel, qui est un retour mythique à l’indifférenciation des origines, celle du Banquet de Platon. Il faut bien en conclure que l’art occidental a le plus grand mal à intégrer la représentation de la différence, puisqu’il doit immédiatement la supprimer, soit par la violence, soit par le subterfuge irénique d’un homme/femme bien plus homme que femme. Soyons clairs, c’est la féminité qui fait problème. Cet art d’hommes n’aime pas vraiment les femmes. On ne parle pas ici de leur attrait physique, de leur apparence, mais de leur dimension spécifique, de leur altérité. La question subsidiaire est celle du symptôme. Cette misogynie profonde, au sens le plus littéral du terme, est-elle un reflet direct de valeurs sociales ? Vaste débat...
L’intérêt premier de cette exposition est d’inciter, en suivant votre exemple, à regarder les œuvres, à chercher ce qu’elles nous montrent et à cultiver notre capacité d’étonnement devant ce qui est représenté. Car vous prétendez que le propre de l’histoire de l’art est de ne s’étonner de rien. Comme, par exemple, des « corps bodybuildés » de Michel-Ange...
L’idéologie, rappelait Althusser, c’est le naturel. Son travail consiste à naturaliser le mécanisme de l’aliénation, pour qu’il s’inscrive dans l’ordre des choses. Qui aurait l’idée de contester ce qui est – l’exploitation propriétaire, la violence étatique, la domination culturelle – avec la même légitimité que la pluie ou le vent ? L’histoire de l’art n’est plus qu’un discours de légitimation, c’est-à-dire une idéologie à l’état pur. Où voit-on qu’elle ne remette rien en cause, à commencer par elle-même ? Je ne parle évidemment que du cas français, puisque ailleurs, aux États-Unis, son aggiornamento est à ce point massif que la discipline a fini par disparaître dans la dissémination fortement inventive des cultural studies. L’intelligence naît de l’étonnement. Il faut donc commencer par s’étonner de tout. Chez Michel-Ange ou Géricault, par exemple, le muscle est le principe émergent d’une homosexualité souterraine. La chevelure, chez Ingres ou Degas, c’est le fétiche suprême : le féminin sans la femme, et ainsi de suite. Ou l’image comme symptôme. Soit le contraire du naturel.
Vous affirmez que l’histoire de l’art nous empêche de voir car les images sont d’une violence inouïe, subversives. Pouvez-vous expliciter ce rôle de censure que vous attribuez à cette discipline ?
L’histoire de l’art est piégée par ses propres prémisses. Elle est incapable de s’en dédire. Depuis Vasari ou Winckelmann, c’est selon, elle ne s’intéresse qu’à l’origine, c’est-à-dire l’artiste. Au lieu de se focaliser sur les images. Ce sont elles qui font les artistes, et non l’inverse. Or cette inversion de la perspective est délibérée. Il s’agit de bloquer le sens. Si vous décrétez que le sens est originaire, qu’il est régi par le privilège de l’historicité (ce que l’artiste a voulu dire, ce que l’époque en a pensé, ce que le contexte lui associe), vous êtes sûr de le contrôler par les voies de l’érudition. Nul n’aura droit de dire que ce qui est historique. Voilà comment on neutralise la violence des images. Tout ce que vous direz en dehors n’est pas sérieux. Avec un tel ostracisme, il n’y a plus rien à craindre. Aucune subversion. Mais les musées deviennent des cimetières.
Vous apportez, dans l’exposition, une preuve éclatante de cette position avec votre interprétation de Greuze.
On nous dit depuis Diderot : Greuze, c’est le chantre de la famille, de la maternité, de la sensibilité. Historiquement, c’est peut-être vrai. Mais on retrouve aussitôt votre question précédente. Sommes-nous prisonniers d’une histoire ancienne ? Ce Greuze-là n’est pas du tout le nôtre. Il suffit d’y voir d’un peu plus près. Regardez le père, dont il est, paraît-il, l’interprète éclairé. Pas très sympathique, le bonhomme. Et même franchement détestable. Il boit, il drague, il fulmine, et de plus il est toujours malade, pour être sûr d’asservir ses proches. Cet homme détruit sa famille, il répudie son fils et suborne sa fille. L’inceste est le stade suprême de la raison patriarcale.
Peut-on dire que Sade et Freud sont les deux grands « spectres » de cette exposition ?
Vous avez raison. Freud et Sade. Cela fait un drôle de couple. Le premier, bien sûr, était attendu et désiré. On n’en a jamais fini avec Freud. Et je dirais même qu’on commence seulement. À le lire. La critique (légitime) du féminisme – son discours est phallocentrique – n’y change rien. Au contraire. Elle enrichit la lecture. Sans la récuser. Sade était moins prévisible. Il est entré par la fenêtre. Impossible de le faire sortir. Car il a tout compris. Que le sexe, c’est le pouvoir, que l’érotisme est carcéral, que le désir est illimité. Qu’ajouter à cela ? Qu’il faut tout dire. Et il le fait. Sade est, notait déjà Klossowski, notre prochain.
À l’encontre des grandes expositions monographiques qui produisent du « savoir », vous souhaitez que le spectateur ressente un peu d’émotion devant ces œuvres, qu’il médite sur ces structures. Vous parlez même « d’expérience existentielle ». N’est-ce pas là votre conception de ce que devrait être une exposition « grand public » ?
Grand ou petit, le public est le même. Je ne fais pas de différence. Il s’agit dans tous les cas d’une contre-exposition. Pas d’un catalogue plus ou moins raisonné qu’on jette sur les cimaises dans l’ordre des notices. Pas d’une exposition pour savoir, mais pour voir. C’est la chose la plus difficile du monde. Nous sommes aveuglés par les images. Mais si nous acceptons de les regarder, même timidement, nous entrons dans un autre monde, celui de l’affect et du désir, du malaise et de la censure, de la jouissance peut-être, de l’existence sûrement. Ne pas choquer. Mais faire choc.
Y a-t-il un autre usage de l’exposition ?
- PARIS, Musée du Louvre, jusqu’au 10 juillet, cat. RMN, 288 p., 160 ill. N & B, 245 F.
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Sexe et stratégies
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Sexe et stratégies