Salon du meuble 2005

Soigneux métissages

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 mars 2005 - 1853 mots

La dernière édition du Salon du meuble s’est tenue en janvier à Paris, confirmant la place gagnée par le design dans le domaine frileux de l’ameublement. Côté aménagement intérieur, place à un art de vivre recentré sur le confort individuel exigé par une cellule familiale de plus en plus modulable. Côté design, la création contemporaine se libère doucement des conventions, pour esquisser une physionomie marquée d’un sage mais joyeux éclectisme.

Foisonnement contenu pour l’édition 2005 du Salon du meuble, tenu du 13 au 17 janvier à Paris et qui a maintenu la manifestation à distance relative des mastodontes que sont Cologne et Milan. L’inventaire de prototypes, meubles et objets de demain promis par la Métropole – bâtiment de 18 000 m2 entièrement consacré au design contemporain – y esquissait un portrait international (escales chinoises et libanaises à la clé) sans véritablement se risquer à une esthétique dominante. Moins d’architecture, (un peu) moins d’assujettissement à la mode et aux arts plastiques, moins d’interactivité, moins de bienséance mais aussi moins d’ironie postmoderne, la Métropole alternait cette année irrévérences de surfaces (notamment par une tonitruante fanfare décorative), luxe à découvert, mélanges prospectifs de matières et de supports, d’artisanat et de technologies de pointe, de savoir-faire et de production industrielle. Signe des temps, les secteurs consacrés à l’expérimentation et à la jeune garde (Design Lab, recherches et aides à la création du VIA) témoignaient d’un même éclectisme. « Nous pouvons mélanger des univers culturels et sociologiques différents, s’est réjoui Michel Roset (directeur général de Ligne Roset et PDG de Cinna). La nouvelle génération de consommateurs est vraiment plus accessible à l’envie, au plaisir immédiat de l’achat, poursuivait-il, et ces attitudes sont provoquées par la surprise, l’humour, les ruptures de sens, les décalages ou associations de matériaux. » Nouveaux modèles d’habitations, nouveaux marchés générés par l’internationalisation du design contemporain et de ses acteurs, et sans doute nouveaux consommateurs pourraient bien pousser le design vers des programmes flirtant avec le service et l’attraction, ajustant les recherches (un brin amaigries) à un acheteur contemporain qui façonne désormais son décor en fonction de son mode de vie.

Focus_Pierre Charpin : l’objet juste
Après Hella Jongerius, c’est au tour d’une carrière exigeante, résolument placée sous le signe de la lenteur et de la recherche, d’être couronnée du prix du Créateur au Salon du meuble. Inutile de chercher dans les meubles et objets de ce discret quadragénaire une quelconque empreinte d’ego, un goût du spectacle ou de la prouesse, Pierre Charpin n’a de cesse de chercher l’objet juste et simple, débarrassé de tout détail narratif, sans pour autant se risquer à convertir cette réserve en signature vertueuse ou en neutralité circonspecte. Un équilibre ajusté au fil d’un parcours atypique, initié à l’école des beaux-arts de Bourges, puis lentement tissé à l’ombre radicale du design transalpin, Achymia et Memphis en tête. Longtemps assigné aux prototypes, il devient rapidement familier des galeries, rares territoires susceptibles de relayer ses initiatives et d’accompagner le développement d’un projet. Une culture expérimentale défendue par Charpin, protégeant l’intention plutôt que la forme, au service d’une réinterprétation ouverte et généreuse des objets, qui le mène à exposer – à la demande du maître, Ettore Sottsass – une douzaine d’objets en 1997 pour Post-Design.
Suivent l’édition de son fameux fauteuil Slice par Brunati en 1998, une exposition au musée des Arts décoratifs à Paris en 2001, une série de vases (Triplo) édités par la prestigieuse maison vénitienne Venini ou encore le gain en 2004 du concours organisé pour la carafe en verre Eau de Paris. Au gré des projets, les formes se simplifient, se libèrent de leur expressivité. Elles énoncent rarement leur principe constructif, bouleversent les proportions, privilégient la présence de la couleur et témoignent d’une sophistication sans tapage. Le langage se fait clair dans la forme, cependant qu’il affecte aux objets une ambivalence fonctionnelle. Ainsi le Cabinet Girotondo (Zanotta, 2002), ou l’exposition « Stands » présentée la même année, menaient-ils ces réceptacles à objets à la limite de l’abstraction, abandonnant (relativement) l’invention de leur destination au désir et à l’imagination de chaque individu.

Focus_5.5 designers : « Soigneurs d’images »
Amputations, poses d’attelles et de prothèses, cicatrisations, pansements, les cinq jeunes impudents (très) inspirés de la toute fraîche agence 5.5 designers se sont fait connaître l’an passé avec « Réanim », une singulière entreprise chirurgicale (avec hôpital de fortune à la clé) aussi facétieuse que militante, se faisant fort de recueillir le mobilier déclassé et d’en soigner les blessures. Une culture réjouissante de l’impur et de l’ordinaire qui n’est pas sans rappeler les brillantes astuces éditées dans les catalogues du collectif d’artistes bordelais Buysellf, fonctionnalité garantie en sus. Quelques scénographies, publications, stands pointus et futés plus tard, les voilà promus au registre envié de poil à gratter, d’empêcheurs éhontés de designer en rond. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il s’agit bien de penser la fonction de l’objet, d’imaginer un véritable système de production, de rendre son usage aux perdants de l’histoire, et de tester avec une franche causticité le caractère symbolique alloué aux objets par le design. Ni dénaturées, ni détournées, ni restaurées, les pièces ranimées résistent à leur façon à la surconsommation et au gâchis. Après avoir rafistolé l’anatomie des objets, ils se tournent vers l’image des recalés du quotidien, revisitant des standards fonctionnels de consommation courante, lampes de poche, portemanteaux et autres tasses à café, auxquels 5.5 designers greffe quelques éléments malins, susceptibles de les arracher à l’anonymat et de leur affecter une valeur ajoutée. Anses distinguées produites en série et en sucre pour tasses à café négligées, pieds de verre pour raffiner un verre ordinaire, chandelier pour lampe de poche, abat-jour pour halogène, ainsi ces additifs ou « médicaments placebo » sont-ils mis au service d’objets banals souffrant d’un « déficit d’image ». Bien vu.

Tendances_Apparat...
Si le salon s’est engagé cette année sous le patronage extensible de l’art de vivre, on aura relevé – nouveaux marchés obligent – la présence singulière du très haut de gamme, de l’ostentatoire autant que de l’impeccable et bourgeoise élégance. Un luxe qui plane vigoureusement sur le design contemporain, cherche ses frontières et ses codes, sans véritablement parvenir à se (re)définir. Deux tendances se partagent donc le volumineux marché, repérées chacune dans une section : la première affiche sa brillante démesure jusque dans les cuisines et les salles de bains, relègue le minimalisme chic à l’histoire, professant atmosphères luxueuses et outrées jusque dans leurs moindres détails techniques et esthétiques. Les propositions offrent davantage un concept global d’aménagement intérieur, privilégient les matières nobles et riches, les noirs profonds et lustrés, assument même quelques débordements chatoyants, intrusions de cuir ou de fourrure, tout en optant pour une association soignée de la sophistication et de la contemporanéité. La seconde estampille ses productions d’un label distingué, celui des Éditeurs de la haute facture contemporaine française, regroupement de dix maisons d’édition affichant clairement la promotion de l’excellence tout en énonçant des codes et des archétypes plus traditionnels : commode en padouk naturel travaillée par Philippe Parent, lampe sobre de Nicolas Aubagnac, le mobilier lorgne du côté de la belle ouvrage et de l’irréprochable finition, sans forcer sur les prouesses technologiques, s’insérant sans peine dans un marché de l’ameublement encore chevillé à un relatif conservatisme.

Tendances_Confort et modulation, ça continue !
Le confort s’érige cette année encore en programme et en piste de recherche, s’associant bien souvent à une flexibilité dans l’usage de meubles devenus véritables réceptacles à corps. Repos, loisir, travail, les systèmes d’assise sont multifonctionnels et se doivent d’accueillir douillettement. Un confort soigné par les tenants d’un design « informel » issu des années 1960, privilégiant l’empreinte du corps, les matières douces, l’expressivité sensuelle des formes libérées des archétypes, ainsi qu’aux défenseurs de la « belle » structure et de la convention formelle. À cette exigence croissante – soulignée par un appel spécifique lancé par le VIA qui invitait cette année designers et ergonomes à plancher sur le concept du siège de relaxation –, vient s’ajouter l’idée d’un mouvement permanent, gage d’une relation active entre le consommateur et l’objet. L’Alphabet de Marie Compagnon (prototype soutenu par le VIA) redéfinit de petits espaces tout en souplesse et en secrets, passant du tapis, à l’aire de jeu, à la cabane feutrée, à l’abri méditatif ou au paravent. Florence Jaffrain livre un sofa (Moa) tout de mousses acidulées découpées en puzzle simplissime et adaptable, tandis que les frères Bouroullec déclinent avec Facett (pour Ligne Roset) une série compacte et économe de créations matelassées et modulaires, transformant canapés et fauteuils en méridiennes et chaises longues par emboîtement de repose-pied. Tout s’adapte, s’ajuste et se recompose et ça n’est pas nouveau. Mais les lignes semblent gagner en liberté : bureau flexible à modulations chaotiques, table animée, bibliothèque aussi souple qu’une liane apprivoisée par son espace d’accueil, panneaux, coulissements, empilements, les meubles et environnements s’accommodent de nouveaux modes de vie réclamant une ferme alliance du confort et de l’efficacité pratique. Familles recomposées et intermittentes, espaces restreints, des données qui peinent encore à trouver des solutions diversifiées et qui amènent le design à interroger l’individu et son rapport à l’objet.

Tendances_Le motif à l’abordage
Effet de mode, afflux massif en signe de fin de règne, convergence affectée, prolongement d’une réflexion sur la texture et la matière, signe d’un retour à des formes archétypales revêtues d’un habillage subjectif et joyeux, résistance au design industriel, une chose est sûre, le motif a le vent en poupe, et l’édition 2005 du Salon du meuble l’a fait savoir. Associé au raffiné comme au ludique, il s’affiche, se décline, s’amuse, s’affilie sans complexe au haut de gamme comme aux standards de consommation courante. Déjà tempérée chez la jeune garde, l’inflexion déco dominée par le motif végétal n’est pourtant pas nouvelle. On l’a vue il y a quelques années s’épanouir dans les arts plastiques, Michael Lin et Lily Van der Stocker en tête, on a vu les façades d’architectures se parer d’effets diaphanes de dentelles, le graphisme céder sans complexe aux sirènes de l’ornement et la haute couture livrer ses matières à l’impression de motifs. Animation colorée, sensualité des textures, la vague « néo-déco » à laquelle le salon a consacré une section, s’avance au plus près des surfaces, l’occasion de fureter du côté des techniques d’impression, de varier les supports, les matières les plus pointues, et de jouer avec la tactilité des dessins. Tour à tour imprimé, creusé, tatoué, tressé, brodé, tissé, sérigraphié, le motif relègue la matière brute à ses vertus puristes, délaissant relativement les expérimentations formelles pour se pencher sur l’image fantaisiste d’un objet par ailleurs souvent clairement identifié dans sa fonction. Sur le marché du mobilier, les systèmes d’assise s’engouffrent gaiement dans la brèche : Jurgen Bey pour Droog Design unifie et actualise non sans humour des chaises dissemblables déclinées en rose et prune, par des motifs floraux et Starck offre à ses assises un revêtement plastique en forme de clin d’œil aux tailleurs Chanel. Sérigraphies sur bois, mosaïques bariolées, coquelicot géant s’invitant sur une étagère, tables brodées de silicone, impressions d’arabesques sur cuir, les meubles s’animent et prennent du relief, symptôme subsidiaire d’une création à la croisée du savoir-faire artisanal et des technologies de pointe.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°567 du 1 mars 2005, avec le titre suivant : Salon du meuble 2005

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