Qu’ont en commun Brancusi le Roumain, Foujita le Japonais, Chagall le Russe, Modigliani l’Italien et Picasso l’Espagnol ? Pour Suzanne Pagé, directrice du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et commissaire de l’exposition consacrée à l’École de Paris, ils appartiennent à « une certaine Europe des artistes » telle qu’elle s’est exprimée à Montmartre et Montparnasse pendant les années folles. Démonstration à partir du 29 novembre.
Régulièrement, lorsqu’ils ne savent pas quoi faire d’un ensemble d’artistes, les historiens de l’art, les critiques ou les marchands les rassemblent sous la bannière d’une école, censée rendre compte de leur présence simultanée en un même lieu sans gommer leur diversité. C’est ainsi qu’est apparu le terme École de Paris sans que personne ne sache très bien ce qu’il désigne précisément. Employé pour désigner au moins deux périodes, celle de l’après Première Guerre mondiale et celle de l’après Seconde Guerre mondiale, il n’est même pas clairement circonscrit dans le temps. Du moins ces deux usages montrent-ils qu’il est produit par une logique que l’on pourrait dire stratégique. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de prouver à la face du monde que la France, et singulièrement sa capitale, demeure le principal point de convergence et de référence de l’art mondial. Ensuite qu’elle continue d’attirer de nombreux artistes étrangers : Chagall, Foujita, Kisling, Modigliani, Pascin, Severini, Soutine, Zadkine, pour la première version, Hartung, Bram et Geer van Velde, Wols, Zao Wou-Ki pour la seconde. Dans l’un et l’autre cas, cette nécessité apparaît lorsque l’hégémonie de Paris est menacée. Par la multiplication des centres concurrents en Europe centrale et orientale dans le premier cas, par le déplacement de la capitale de l’art moderne à New York ensuite. Du reste, ce caractère purement stratégique de la dénomination École de Paris est amplement démontré par le fait que, lorsqu’au début des années 50, les artistes américains ont cessé de regarder l’art français comme un étalon auquel se mesurer, lorsqu’ils ont pris conscience de leur singularité et qu’ils ont pensé qu’ils éclipsaient désormais leurs rivaux européens, l’un d’entre eux (Motherwell), bientôt suivi par certains marchands, a tenté d’imposer l’idée d’une École de New York, sans que cette dénomination réussisse finalement à supplanter le terme d’expressionnisme abstrait.
Une figuration mâtinée de quelques inflexions modernistes
En sus des enjeux stratégiques, l’idée d’École de Paris remplit également des fonctions esthétiques. Elle permet de mettre en valeur des points communs entre des œuvres qui, dans un premier temps, pouvaient sembler très autonomes. Elle supplée surtout à l’absence de direction (et donc de dénomination) qui apparaît lorsque les grands mouvements d’avant-garde des premières années du siècle (fauvisme, cubisme, futurisme) se sont en partie délités, que ceux qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale (surréalisme et abstraction) ne sont plus vécus comme antagonistes et donnent naissance à une troisième voie qui cherche son principe de cohérence. Si l’on est bien en peine de trouver des traits caractéristiques de la seconde École de Paris (quoi de commun entre un Bram van Velde et un Zao Wou-Ki, sinon qu’ils sont tous deux peintres abstraits d’origine étrangère résidant en France dans les années 50 ?), il existe pourtant au moins un lien stylistique entre les protagonistes de la première École de Paris, qui pourrait sauver la notion. Pour le dire vite, on range en général sous ce terme des artistes pratiquant une figuration reconnaissable mais presque toujours mâtinée de quelques inflexions modernistes. Chez Modigliani, à partir des années 1911-1912, d’abord dans les sculptures puis dans les tableaux, se manifeste une certaine géométrisation, qui transforme les visages en ovales, les yeux en mandorles monochromes, les cous et les bras en cylindres démesurément allongés. Chez Soutine, à partir des années 20, la stridence des accords chromatiques, la déformation expressive des lignes et la violence de la touche, tous ces éléments caractéristiques du tournant du siècle viennent subvertir une peinture qui se poursuit en séries, organisées suivant les genres traditionnels du portrait, de la nature morte et du paysage. À travers ces deux exemples, et l’on pourrait les multiplier, il est clair que ce qui pourrait rassembler certains artistes dans une École, c’est d’abord et avant tout la façon dont ils manifestent leur insertion au sein d’une tradition, alors même qu’ils font preuve d’un acquiescement ostentatoire à certains traits superficiels des recherches modernistes. Ils donnent pour ainsi dire une face acceptable aux avant-gardes, même si cela n’est nullement un gage de succès de leur vivant. Ou plutôt, ils adaptent les percées formelles des avant-gardes à des manières individuelles, qui transforment les œuvres de chacun en autant de marques de fabrique, de styles aisément identifiables. Bien plus, ces manières deviennent les signes plastiques des parcours personnels tourmentés qui les font naître et qui donnent souvent à la vie des artistes de cette École de Paris, plus encore qu’à leurs œuvres, un relief et un romantisme évidents. Celle de Julius Pinkas Pascin est peut-être la plus flamboyante, depuis sa naissance dans une famille séfarade de Bulgarie en 1885, en passant par ses voyages aux États-Unis et à Cuba entre 1914 et 1920, jusqu’aux dix dernières années passées à Paris puis à New York dans une débauche légendaire dont résultera en particulier une série de portraits de prostituées.
Les légendes de Montmartre et de Montparnasse
Car si l’École de Paris conserve une certaine visibilité c’est d’abord à cause de ses légendes, de la fascination qu’exercèrent et qu’exercent encore parfois les quartiers de Montmartre et de Montparnasse, symboles d’une communauté artistique vivant non pas repliée sur elle-même, mais abritée des « bourgeois », dispensée des soucis d’argent et mêlée aux tenants d’une vie libérée des contraintes de la vie ordinaire (couturiers, danseuses, oiseaux de nuit de toutes sortes, prostituées et jeunes écrivains prometteurs). Le peintre américain Stuart Davis, qui passe à Paris une année entre les étés 1928 et 1929, a bien décrit cet attrait : « C’était le meilleur endroit au monde pour un artiste [...] La multiplicité des cafés était un facteur important. Ils vous fournissaient un accès facile à vos amis [...] On trouvait en même temps de si nombreux témoignages du passé et tant d’expressions du présent qu’on ne manquait plus de rien. Il y avait une sorte d’atemporalité dans cet endroit qui était propice à la contemplation nécessaire à l’art. » À Montmartre, au Bateau-Lavoir et aux alentours, dans les premières années du siècle, résident Van Dongen, Picasso, Derain, Braque, Gris, Severini, Max Jacob... À Montparnasse, à la suite de Léger qui a rejoint Chagall, Modigliani et Soutine à la Ruche, un ancien pavillon de l’Exposition Universelle de 1900 devenu un pittoresque immeuble bon marché, vivent, à la veille et au lendemain de la guerre, Brancusi, Kisling, Pascin, Zadkine, André Salmon, Kiki (Alice Prin). Les vieux Montmartrois les retrouvent dans les cafés du boulevard Montparnasse comme la Closerie des Lilas, le Dôme, le Select, puis finissent par élire domicile près d’eux après la guerre.
Légèreté publique et tourments privés
À cause de ces lieux, il serait possible d’élargir l’École de Paris à l’ensemble de la communauté artistique vivant et travaillant dans la capitale française pendant les années 20. Mais, si les figures de Picasso et de Brancusi sont parfois jointes à la liste habituelle, il n’en va jamais de même pour Léger ou pour Derain, Français de naissance et donc inincorporables à un groupe paradoxalement conçu en dernier ressort à partir de critères ethniques. Quant à Mondrian, bien qu’ayant eu son atelier rue du Départ puis boulevard Raspail entre 1919 et 1938, il en est également exclu, sans doute parce que ses intentions sont explicitement universalistes et sa manière trop « froide ». L’essentiel de l’École de Paris, c’est donc finalement l’alliance d’un caractère international par la naissance et d’une tendance locale par le style. Sans doute, dans sa première version, est-elle faite de ce mélange de légèreté publique et de tourments privés, d’audaces formelles (modérées cependant) et de lisibilité, de brassage des peuples et d’insertion dans une communauté traditionnelle, dont témoigne assez bien le poème précisément intitulé Montparnasse, écrit à Paris par le jeune Hemingway, en 1922 :
« Il n’y a jamais de suicide dans le quartier parmi les gens qu’on connaît.
Pas de suicide réussi.
Un Chinois se tue, il est mort
(au Dôme, on continue à mettre son courrier dans son casier).
Un Norvégien se tue, il est mort
(personne ne sait où est passé l’autre Norvégien).
Un modèle est retrouvé mort,
seule dans son lit et très morte
(ça a fait bien des ennuis à la concierge).
De l’huile, du blanc d’œuf, de la moutarde et de l’eau, de l’eau savonneuse
et des lavages d’estomac sauvent les gens
qu’on connaît.
Tous les après-midi, les gens qu’on connaît, on peut les trouver au café. »
Un art made in Paris
Il existe cependant un revers de la médaille à cette célébration d’un Paris accueillant pour les artistes étrangers dans les premières années du siècle. D’abord, parce que, comme les exemples de Mondrian ou de Calder le montrent bien, l’École de Paris a été restreinte par ceux qui utilisent généralement cette expression à une tendance stylistique moyenne, à égale distance de l’académisme et de l’avant-garde (Aragon rappelera que les dadaïstes puis les surréalistes choisissent de se réunir passage de l’Opéra puis boulevard de Clichy « par haine de Montmartre et de Montparnasse »). Seuls des photographes comme Man Ray peuvent y être intégrés malgré leurs intentions avant-gardistes, peut-être parce que la photographie produit des images lisibles par nature et donc apparemment plus traditionnelles. Le second aspect plus facilement négligé de l’idée d’École de Paris, c’est qu’elle permet de laisser de côté les discours profondément nationalistes qui traversent la France de cette époque. Il n’est besoin pour s’en convaincre que de lire les démonstrations de Kenneth Silver dans son livre Vers le retour à l’ordre (Flammarion, 1991), qui analyse notamment les accusations de « bochisme » lancées contre le « Kubisme » promu par le marchand « juif allemand » Kahnweiler, ou encore les attaques dont Picasso fait l’objet pour être resté à Paris pendant la guerre, son statut d’Espagnol ne le protégeant en rien, et le retour après 1917 de l’influence d’Ingres dans son travail n’arrangeant que peu la situation. Certains avant-gardistes eux-mêmes succombent aux appels de repli national, tel Robert Delaunay qui fait part, dans une lettre de 1916, de son rejet de « cette peinture stupide qui était faite par certains mystificateurs, la plupart des étrangers à la France mais qui ont fait marcher le monde en se disant made in Paris [sic] ». Il y a peut-être dans cette phrase terrible la meilleure illustration de ce qu’est malheureusement l’École de Paris. En faire partie ne signifie pas tant être français par la naissance ou par la nationalité (après tout Delaunay lui-même est marié à Sonia Terk, née en Ukraine), que faire preuve d’un certain nombre de compromis stylistiques : en bref, se montrer « français » par l’esprit et par la culture. Cela ne signifie nullement qu’on ne puisse trouver de qualité dans les œuvres des artistes associés à l’École de Paris. Mais cela indique qu’on ferait mieux de se passer tout à fait non seulement du terme mais même de la notion, la seule alternative consistant à y inclure tous les artistes ayant travaillé à Paris, de quelque manière et dans quelque intention que ce soit, autour de la Première Guerre mondiale. C’est-à-dire soit d’être absolument exhaustif, soit de vider encore un peu plus le terme de ses significations, alors qu’il n’en avait déjà guère de positives.
- PARIS, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 11 mars.
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Qui fait partie de l’École de Paris ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Qui fait partie de l’École de Paris ?