L’œuvre peint d’Hans Hartung est intimement lié aux lieux où il a vécu. Rien d’étonnant donc à ce qu’il devienne lui-même architecte en imaginant de nombreux projets qui le mèneront à cette « maison de rêve » où il vit avec sa femme Anna-Eva Bergman à Antibes de 1973 à 1989, aujourd’hui devenue la Fondation Bergman-Hartung.
Figurative, peinte par Hartung l’été 1927 à Leucate, près de Perpignan, alors qu’il n’a pas même 23 ans, Ma cabane colorée est une œuvre singulière à plus d’un titre. Elle présente une vue très rapprochée sur la petite bâtisse qui lui servait alors de gîte et d’atelier, signalant par là l’intérêt de l’artiste au construit et à la structure. De fait, le tableau est composé de plans colorés et juxtaposés qui architecturent le champ iconique dans le souci d’en affirmer la planéité. Au regard d’une vie – voire d’une œuvre – qui va être fortement marquée par la relation du peintre aux différents lieux où il habite, cette petite huile sur bois de ses débuts opère donc comme une image emblématique. A trois reprises, Hans Hartung se donnera les moyens de faire construire maisons et ateliers pour lui et pour sa femme, le peintre norvégien Anna-Eva Bergman, qu’il épouse en 1929, dont il divorce en 1938 et avec qui il partage à nouveau sa vie à partir de 1953. Bien que né et élevé à Leipzig, Hartung s’est épris du Sud de la France et est irrésistiblement attiré par la mer. En 1932, sur les conseils d’une amie, c’est à Minorque, près de Fornells, à la Cala de Tiran, que Hans et Anna-Eva décident de s’installer. Tout récemment orphelin de son père, Hartung dispose d’un peu d’argent qui lui permet de réaliser son rêve : vivre dans « sa » maison, conçue selon « ses » propres plans. L’artiste se fait architecte. S’il est un peintre abstrait, il « appartient à la génération qui, en architecture, a cru dans le credo fonctionnaliste, dans le dépouillement, les cubes », selon Michel Ragon. Plantée sur une colline qui surplombe la mer, la maison que dessinent ensemble mari et femme en appelle à des volumes de pure géométrie blanche. Une maison excessivement simple, sans véritable confort, construite en blocs de ciment préparés avec de l’eau de mer, dont les fenêtres toutes en largeur font écho à la ligne d’horizon. A Minorque où, pour la première fois, apparaissent dans l’œuvre du peintre des taches se répartissant dans l’espace, entourées d’un graphisme très dynamique, les deux artistes ne restent toutefois que deux ans. Accusés d’espionnage, sous le prétexte de communication secrète avec des sous-marins (!), ils sont très vite chassés par le régime de Franco. Au surlendemain de la guerre, Hartung, qui a dû être amputé d’une jambe suite à une grave blessure en novembre 1944, retrouve Anna-Eva Bergman après quinze ans de séparation. Et en 1959, les voilà repartis dans de nouveaux projets de construction. Il s’agit cette fois-ci de l’extension d’une maison préexistante, située rue Gauguet, près du parc Montsouris. Cubique, celle-ci a été construite en 1928 dans la plus pure tradition de l’architecture moderne parisienne par un nommé Zielinski, un architecte puriste peu connu. Hans Hartung dessine lui-même les plans de la surélévation qu’il envisage pour que chacun des artistes dispose de son atelier, celui d’Hartung au-dessus de celui d’Anna-Eva. Murs blancs, fonctions séparées, ascenseur et postes de téléphone un peu partout... : rigueur, fonctionnalisme et souci du moindre détail procèdent tant du goût du peintre que de son handicap. A l’installation parisienne va correspondre au tournant de 1960 le travail direct sur la toile et non plus reporté à partir d’un dessin préalable, comme c’était le cas jusqu’alors. Du rêve à la réalisation Cette liberté au travail va connaître dans les quinze dernières années de sa vie une totale exaltation avec son installation à Antibes. Dès 1960, Hartung et Anna-Eva Bergman y avaient acheté un champ d’oliviers centenaires de deux hectares. Superbement situé sur les hauteurs de la ville, il n’y avait toutefois aucun droit d’accès ! Au terme d’une rude et longue bataille, le terrain fut enfin viabilisé et rendu constructible. Hartung envisage aussitôt d’y faire construire une maison de rêve. Il en a depuis longtemps dessiné les plans et fabriqué lui-même une magnifique maquette. Cependant cinq ans, huit architectes et autant d’entrepreneurs furent encore nécessaires avant que celle-ci ne soit achevée et que l’artiste puisse enfin l’occuper. C’est dans cette maison que vécut le peintre de 1973 jusqu’à sa mort en 1989. Du rêve à la réalisation, il n’y a pas d’écart tant la maison de Hartung à Antibes tient du fabuleux. L’ensemble comprend deux bâtiments principaux, très larges, et nettement séparés : l’un dévolu à l’habitat – la villa – est situé tout en haut du terrain ; l’autre réservé au travail – les ateliers de Hartung et de Bergman – est en contrebas. Un troisième, plus petit, sert de maison de gardiens et de chambres pour les assistants. Tous trois étendent leurs murs blancs de neige à l’horizontale et jouent de volumes géométriques tirés à la règle dans une articulation architecturée qui permet au peintre de se déplacer sans difficulté. Au cœur de la villa, Hartung a dessiné un immense patio formant terrasse avec au centre une grande piscine hollywoodienne, condition sine qua non d’un exercice qui lui est recommandé par ses médecins. Autour du patio, les pièces se succèdent : living, cuisine, salle de bains, chambres privées et d’amis, dont le mobilier de bois massif, teinté noir-brun, contraste avec la blancheur des murs. Et partout, des téléphones – véritable arsenal de communication préventive en cas de besoin. Ouvrant sur les jardins d’oliviers, les ateliers sont particulièrement fonctionnels. Celui de Hartung compte plusieurs espaces, réserve à peinture et outils, atelier de menuiserie pour les châssis, les cadres et le vernissage, atelier de travail avec prises d’air comprimé, etc... De profonds placards, inclus dans l’épaisseur des cloisons, sont destinés au stockage des œuvres. Hartung a poussé le zèle à faire construire une chambre forte, avec une porte blindée digne d’une banque, dans laquelle il conserve ses plus importantes pièces et qui est l’occasion pour lui d’impressionner ses collectionneurs. C’est dans un tel cadre que Hans Hartung, aidé de quelques assistants, a accompli son dernier trajet. On l’a dit en retrait alors qu’il n’arrêtait pas de produire et d’inventer toutes sortes de techniques. Il est assis dans son fauteuil, on lui apporte une toile préparée : un grand coup de brosse, un coup d’air comprimé, dispersions, coulures, giclures et voilà un tableau de plus ! Aussitôt photographié, catalogué, archivé. La maison d’Antibes est une ruche, une véritable « factory » ! Avec toute une équipe de collaborateurs toujours là au moment opportun, dévoués corps et âme à la cause du maître et au succès de l’entreprise. Fin 1989, la disparition du peintre, deux ans après celle d’Anna-Eva Bergman, laisse un vide impressionnant, une maison et son personnel orphelins. S’ouvre alors une nouvelle ère, celle de la Fondation Bergman-Hartung. Vers une ouverture au public Soucieux du devenir de son œuvre et de celle de son épouse, le peintre a décidé de son vivant de léguer tous ses biens à la Fondation de France à charge pour elle de les administrer et d’en assurer la promotion et la diffusion. Après plusieurs années de réflexion et de première gestion – nomination d’un administrateur judiciaire, inventaire et contre-inventaire des collections... –, celle-ci s’est appliquée à faire de la Fondation Bergman-Hartung un organisme indépendant de droit privé qui a été reconnu d’utilité publique par décret en février 1994. Tout en conservant pour partie l’équipe en place et en opérant la réalisation de certains biens, dont la maison de la rue Gauguet, afin de résorber certaines dettes, François Hers qui a été nommé à sa direction et le conseil d’administration ont choisi de ne pas en faire un énième musée monographique mais une véritable agence de services au bénéfice du patrimoine qu’elle recèle. Si elle n’est pas ouverte au public, elle l’est en revanche à tous les professionnels de l’art et aux artistes qui souhaitent travailler directement sur les fonds originaux de Hartung et de Bergman. Ceux-ci sont considérables : quelque 3 000 peintures, 12 000 dessins, de très nombreuses gravures et lithographies ainsi que toutes les archives et travaux préparatoires qui leur sont liés, enfin une abondance de documents photographiques. La mission de la fondation d’en assurer le rayonnement et la bonne conservation relève d’un pari quotidien, d’autant qu’il faut ajouter à cela une bibliothèque et un cabinet d’archives dont les interminables rayonnages de dossiers le disputent à beaucoup d’œuvres conceptuelles. Plus de 50 000 numéros d’inventaires ont été établis à ce jour et une base de données a été constituée permettant d’appréhender par plus de 200 entrées les œuvres des deux artistes. A la base de la réalisation des catalogues raisonnés des œuvres de Hartung et de Bergman, celle-ci permet à la fondation de garder une distance critique sur sa propre action. Elle facilite le travail des chercheurs non seulement à visualiser toutes les œuvres, à en comprendre la genèse par comparaison immédiate d’images sur l’écran mais à imaginer aussi toutes les expositions possibles, induisant au-delà une vraie réflexion sur la valeur d’usage de l’art contemporain. Si l’on peut regretter qu’en dehors des journées du patrimoine, la Fondation ne connaisse pas d’autre accès public, on peut espérer qu’il en aille différemment à l’avenir. Des projets d’extension dans le respect le plus absolu de l’esprit des lieux et d’une architecture spécifique voulue par le peintre sont envisagés. Cela permettra tout à la fois de disposer d’espaces de stockage plus importants et d’organiser de temps à autre des expositions temporaires sur des sujets ciblés. Dans le même temps, la maison sera réaménagée avec toutes les commodités nécessaires pour l’accueil du public et la mise en place de résidences d’artistes. La Fondation Bergman-Hartung gagnera ainsi à s’inscrire dans le vif d’une actualité et son formidable patrimoine connaîtra une dynamique toujours plus prospective.
Fondation Anna-Eva Bergman et Hans Hartung, 173, chemin du Valbosquet, 06600 Antibes, tél. 04 93 33 45 92, www.fondationhartungbergman.fr
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Quand Hartung se faisait architecte
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°537 du 1 juin 2002, avec le titre suivant : Quand Hartung se faisait architecte