De tous les maîtres italiens que François Ier fit venir en France, Primatice est celui qui répondit le mieux, et pendant quarante ans, aux attentes du mécénat royal. L’exposition du Louvre retrace sa glorieuse carrière et montre le rayonnement de son art au temps des Valois.
Fontainebleau, 1540. Rosso vient de mettre fin à ses jours. On dit que c’est pour échapper au remords : ayant accusé de vol un de ses auxiliaires, celui-ci a été mis à la torture et déclaré innocent. Le maître était pourtant au faîte de sa gloire. Arrivé dix ans auparavant, il était le principal artiste du chantier de Fontainebleau, et l’auteur d’un décor qui faisait déjà l’admiration de toute l’Europe : la galerie François Ier.
Un autre Florentin est arrivé cette année, l’orfèvre Benvenuto Cellini, tout aussi tourmenté et ombrageux que celui qu’on appelait « maître roux », mais vindicatif celui-là, bagarreur, paranoïaque, dangereux. Et pas moins génial pour autant. Il tombe à pic : la mort de Rosso laisse vacante la première place. Mais il ne l’aura pas, un autre est mieux placé que lui, à qui il aura beau chercher des poux dans la tête, qu’il essaiera d’intimider, en vain. C’est Primatice (1504-1570, ill. 2) qui succèdera à Rosso.
Cette première place, Primatice ne l’a pas conquise d’un coup. En fait, il était arrivé à Fontainebleau dès le début du chantier, peu après Rosso, en 1532. Le roi avait sollicité Jules Romain qui, occupé à la décoration du Palazzo Tè à Mantoue, lui envoya le plus doué de ses disciples, et le meilleur « représentant » de son art, le jeune Primaticcio, peintre et stucateur. Auréolé du prestige de Jules Romain – l’élève favori et l’héritier de l’atelier de Raphaël –, le jeune homme fut d’emblée reçu comme un maître, et se vit confier des projets indépendants de ceux que réalisait Rosso. Il semble même que le premier ensemble important, l’appartement du roi, fut confié à Primatice avant que Rosso ne commence la galerie François Ier. Ce que tend à confirmer Vasari : « Néanmoins les premiers stucs qui se firent en France et les premiers travaux à fresque de quelque conséquence eurent, dit-on, leur origine chez Primatice. » Quelle est la part du Bolonais dans l’invention du décor à enchevêtrement de peintures et de stucs tel qu’il paraît dans la galerie de Rosso, et tel qu’il caractérise le style de Fontainebleau ? Difficile de trancher.
La galerie d’Ulysse, un grand chantier
Pour l’heure, celui qu’on appelait Bologna, du nom de sa ville natale, et qui bientôt, après l’octroi de la charge d’abbé de Saint-Martin de Troyes, sera appelé monsieur de Saint-Martin, pour l’heure
Primatice est à Rome, où il s’acquitte d’une importante mission : acquérir des œuvres d’art pour
le roi de France. La dernière fois que François Ier avait confié cette mission à un artiste, il l’avait bien regretté ; c’était en 1518, Andrea del Sarto avait croqué l’argent et n’avait jamais reparu. Mais Primatice jouit de toute la confiance du roi. Il ramènera pas moins de cent vingt-cinq statues, torses et bustes, ainsi que les moules des plus célèbres antiques : le Laocoon, la Vénus de Cnide, l’Hercule Commode, l’Ariane endormie, les bas-reliefs de la colonne Trajane… qui seront coulés dans le bronze. Aux dires de l’historien Vasari, Fontainebleau devient alors « une nouvelle Rome ». Mais une Rome peuplée de Bolonais. Coup classique, le maître s’entoure de compatriotes, et pas des moindres, puisque, outre les peintres fresquistes qui exécutent ses décors, il fait venir les architectes Vignole et Serlio.
À la mort de Rosso, Primatice a déjà réalisé plusieurs décors et s’apprête à commencer celui de la galerie d’Ulysse (ill. 1, 3, 6), son grand chef-d’œuvre, réponse éclatante à l’œuvre du Florentin.
Deux fois et demi plus longue que la galerie François Ier, elle se déployait sur cent cinquante mètres dans l’aile sud de la cour du Cheval blanc. Divisée en quinze travées, elle comportait, à la voûte compartimentée, des scènes mythologiques insérées dans une profusion de grotesques, suivant le modèle fixé par Raphaël, et sur les murs cinquante-huit « tableaux » inspirés de L’Odyssée. En tout, plus de cent soixante compositions.
De tout cela, comme de la quasi-totalité des décors de Primatice, il ne reste rien. La galerie fut abattue en 1736. Mais l’essentiel, peut-être, a survécu : les dessins. Car Primatice ne mettait pas, ou peu, la main à la pâte. Son travail consistait à concevoir les décors, réaliser les modèles, et veiller à la qualité de l’exécution. Pour la galerie d’Ulysse, les quelque soixante-cinq feuilles qui nous sont parvenues témoignent à la fois de l’extraordinaire talent du dessinateur – qui tire du lavis et de la sanguine de merveilleux modelés –, d’une inépuisable capacité d’invention, et d’une conception spatiale audacieuse, manifestée par les figures plafonnantes aux raccourcis abrupts. Ils témoignent aussi de la maturité d’un style où les influences majeures – Raphaël et Jules Romain, Parmesan, Corrège, mais aussi Michel-Ange – se fondent dans un langage visuel d’un raffinement aristocratique, où l’artificialité maniériste prend un tour naturel, et qui emporte l’adhésion.
Peintre décorateur et architecte en chef
S’il n’a pas la puissance de Rosso, Primatice, écrivait Louis Dimier, « a de l’ornement et de la majesté, une habitude de formes séduisantes, la prestesse du pinceau, le négligé heureux, la beauté des visages et le précieux de l’invention. Sa veine n’est pas moins exquise qu’abondante. Dans de grands ouvrages tels que la galerie d’Ulysse, il paraît un de ces triomphants poètes, en qui une sûreté d’instinct en même temps qu’une pratique consommée enfante sans relâche des merveilles ». Autre « souvenir » de la galerie : un tableau, parmi les deux ou trois attribuables au maître, qui en peignit très peu : il fut exclusivement un peintre décorateur. Le tableau reprend une des compositions du décor. Ulysse et Pénélope (ill. 1) dépeint avec une grâce inouïe, non le rapport érotique, mais l’intimité amoureuse telle que l’expriment les regards, les gestes et la parole. Ce tableau enchanteur montre le degré de puissance expressive dont était capable un art bien souvent apprécié pour son seul raffinement formel.
À la mort d’Henri II, la direction des Bâtiments du Roi est enlevée à l’architecte Philibert Delorme et donnée à Primatice. Celui-ci devient donc architecte en chef du royaume, et à ce titre responsable de l’atelier des sépultures royales, dit atelier du Grand Nesle, à Paris. C’est là qu’on réalise les multiples projets voulus par Catherine de Médicis : le monument du Cœur d’Henri II, celui de François II, et surtout le tombeau d’Henri II, érigé à Saint-Denis et connu sous le nom de Rotonde des Valois. Il s’agissait d’une rotonde flanquée de chapelles rondes, au centre de laquelle s’élevait le tombeau proprement dit. Primatice dessine les projets et dirige l’équipe des sculpteurs : Dominique Florentin, Ponce Jaquiot, Girolamo della Robbia, Germain Pilon (ill. 10). Pour la rotonde, Pilon restera seul en piste, et réalisera à lui seul les sculptures du tombeau et des chapelles.
Il est troublant de penser que ces chefs-d’œuvre du plus grand sculpteur de l’époque furent réalisés d’après des projets de Primatice. En fait, ce dernier s’entoure des meilleurs artistes du moment pour réaliser ses desseins. Depuis 1552, c’est Niccolò dell’ Abate (ill. 7) qui peint ses décors à Fontainebleau (principalement celui de la salle de bal). Primatice est au centre d’une colossale entreprise de production artistique qui englobe tous les genres : peinture, sculpture, architecture, tapisseries, émaux, vitraux, objets d’art. Il préside à l’ordonnance des fêtes royales et des entrées triomphales pour lesquelles il crée décors et costumes. Il est à l’origine, ou en tout cas donne leur essor aux ateliers de gravure qui, installés à Fontainebleau et à Paris, diffusent largement les inventions propres aux décors du château, et contribuent fortement à imposer l’idée d’une « école » de Fontainebleau. L’ampleur de son œuvre ne tient pas seulement à sa créativité artistique, mais aussi à cette fonction de premier artiste du royaume. Cette fonction relève de deux modèles, l’un antérieur, l’autre à venir. Le premier est celui de l’atelier où le maître est un concepteur entouré d’artistes-exécutants qui traduisent son style et sa pensée. « Avant Rosso, écrit Henri Zerner, il a su mettre en place une discipline de chantier qui permettait une sorte d’immense extension de la personnalité du maître grâce à une exécution homogène et rigoureusement surveillée. » Inutile de dire à quel point ce système, mis au point par Raphaël puis repris par Jules Romain, était nouveau dans une France où les arts visuels relevaient encore d’un statut artisanal.
Le second modèle instauré par Primatice est celui de l’artiste-ministre des arts, qui coordonne tous les corps de métiers et toutes les grandes créations, en y imprimant sa propre marque et en assurant au tout une parfaite cohésion dans les formes et dans la pensée. Ce qui émerge ainsi est un art de cour où la célébration monarchique se déploie et se démultiplie avec tous les raffinements de la pensée savante articulée sur le répertoire mythologique, et toute la pompe réclamée par le pouvoir royal. C’est un langage visuel essentiellement allégorique appelé à devenir l’art officiel international. En d’autres termes, l’artiste instaure un modèle qui sera celui de Le Brun à Versailles. Mais entre-temps l’art officiel aura perdu cette fraîcheur érotique et ce paganisme radieux qui sont la marque des Italiens de Fontainebleau.
Placée sous le commissariat de Dominique Cordellier, conservateur en chef au département des Arts graphiques, l’exposition réunit 280 œuvres, dessins surtout, mais aussi peintures, tapisseries, gravures, sculptures. Elle se termine, de façon originale, par l’intervention d’un artiste contemporain, François Rouan, qui « répond » à l’œuvre de Primatice. « Primatice », se tient du 24 septembre au 3 janvier 2005, tous les jours sauf le mardi de 9 h à 18 h, jusqu’à 21 h 45 les lundi et mercredi ; à partir du 10 septembre, les nocturnes auront lieu les mercredi et vendredi. Tarif : 8,5 euros. PARIS, musée du Louvre, Ier, tél. 01 40 20 50 50, www.louvre.fr
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Primatice