À douze kilomètres au nord de Florence, Pratolino et son Apennin de pierre rappellent les recherches littéraires et scientifiques de l'Italie maniériste. Malmené par le temps et les hommes, ce jardin peut surprendre encore par ses sculptures perdues dans un immense parc romantique.
Dans un immense parc à l‘anglaise aux douces pentes de gazon, se nichent sous les frondaisons quelques sculptures, fragments ravagés par le temps et les hommes de ce qui fut l‘une des plus fascinantes villas médicéennes des alentours de Florence. Il ne reste plus rien du jardin maniériste tel qu‘on l‘avait jadis représenté sur cette vue en demi-lune, comme on le faisait traditionnellement de toutes les propriétés campagnardes des princes qui y allaient chasser. Ce tableau de Pratolino montre avec fierté et ingénuité les vergers clos, les bois plantés des mêmes espèces, les allées tirées au cordeau et soulignées par les faux obélisques de pierre, les niches dans la verdure avec leurs statues, l‘entrée des grottes magiques, les jeux d‘eau... tout ce qui était si cher à François Ier de Médicis, fils de Côme et d‘Éléonore de Tolède. Ce prince singulier et mélancolique qui, déjà, avait recréé les jardins de Boboli à Florence, était fort cultivé. Son coup de maître fut d‘ajouter à cette villa, sise à douze kilomètres au Nord de sa capitale, le long d‘une antique voie romaine, un jardin rempli de « merveilles », dans le sens étymologique du terme « mirabilia » – en latin, qui étonne. Un jardin presque anti-Renaissance par son goût morbide de l‘étrange, de l‘unique, de l‘admirable et de l‘ésotérique, qui contrastait avec l‘esprit de géométrie et d‘harmonie propre aux jardins du XVIe siècle. François Ier de Médicis appréciait la musique et la poésie. Il fit éditer le Décameron de Boccace et les livres des météores d‘Aristote, mais le fantastique l‘attirait vertigineusement. Il s‘adonnait à la minéralogie et à la botanique, était fou d‘alchimie. Déjà son père Côme de Médicis l‘avait initié au secret des cristaux et des porcelaines. Voilà pourquoi les grottes de Pratolino furent à ce point « merveilleuses », mystérieuses et d‘une grande renommée dans toute l‘Europe. L‘eau qui arrivait de l‘Apennin, que l‘on retrouvait partout, canalisée autant que libre, souterraine comme à ciel ouvert, sage autant que fantaisiste, symbolisait le pouvoir récent des Médicis sur la mer, grâce à la récente fondation de l‘Ordre des Chevaliers de Santo Stefano par Côme en 1562 pour bouter les musulmans hors de Méditerranée. Le jardin, ainsi que ses grottes, fut dessiné par l‘architecte Bernardo Buontalenti le bien nommé ; la plupart des sculptures furent l‘œuvre du grand Giambologna et les fontaines, les jeux d‘eau et les automates de Tommaso Francini. Ces nymphées, ces cavités humides signifiaient à la fois l‘introspection et l‘idée de passage, c‘est à dire la transformation d‘un humus naturel en une spiritualité rationnelle. De la roche mouillée jaillissait le concept. Le résultat fut si incroyablement enchanteur qu‘il surprit, à diverses époques, maints intellectuels ou extravagants aussi célèbres que Montaigne, le marquis de Sade ou Louis II de Bavière. Pratolino devint l‘emblème de l‘alchimie de la nature, et se transforma en mythe.
Un rocher phallique arrosé de jets d‘eau
Étrangement, ce sont les grottes qui ont le mieux résisté aux outrages des ans et des puissants. Ce sont elles les merveilles de l‘époque qui continuent à passionner tous les spécialistes. Les spugne (éponges), blocs de pierre plus ou moins grands, étaient omniprésentes. Mélangées au corail en abondance et à la nacre qui les faisaient miroiter, elles tapissaient leurs parois, leurs piliers, leurs voûtes. C‘étaient de simples concrétions calcaires provenant du Mont Morello voisin ou de la région de Volterra. Les blanches étaient les plus prisées et se mariaient aux ocres, aux roses, aux plus brunes, rendant la grotte multicolore et plus vivante. Il existait même à Pratolino une grotte de la Spugna au cœur de laquelle se dressait un rocher phallique arrosé de jets d‘eau et orné de branches de corail et d‘une multitude de coquillages. La préciosité était de rigueur. Chaque matière était riche de symboles comme par exemple ce corail qui venait, disait-on, du sang pétrifié de la Gorgone vaincue par Persée... Même chose dans la grotte du Déluge (la plus belle selon Montaigne qui écrivait : « Le grand-duc a mis ses cinq sens à contribution »), dans celle de Cupidon ou celle de Galatée qui « est toute de perles, avec une mer d‘eau aux rochers variés et aux conques marines ». Souvent les voûtes se hérissaient de stalagmites immenses qui venaient flirter jusque dans l‘eau des fontaines. Le sol était recouvert de carreaux de céramique aux dessins géométriques.
Faunes, nymphes et tritons
Perchés dans des renfoncements, les faunes jouaient de la flûte aux nymphes, des tritons barbotaient dans les vasques et s‘ébrouaient sous les « brouillards d‘eau » ; des yeux des masques, des tétons, des fausses branches jaillissaient des gerbes et des jets en forme d‘éventail qui s‘entrecroisaient... Les mécanismes hydrauliques très sophistiqués servaient à donner l‘illusion de spectacle et du concept de transformation, de grotte qui bouge, mais aussi à donner cette impression d‘humidité liquide constante, à la limite du visqueux, suggérée par les coulures et les suintements. L‘artifice, dans les grottes florentines, ne devait pas seulement imiter la nature, mais devait la concurrencer par ses effets, y ajoutant une préoccupation naturaliste caractéristique du maniérisme. Pénétrer dans une grotte de Pratolino signifiait entrer dans une nature mystérieuse, faire une expérience un peu angoissante. Aujourd‘hui le charme de Pratolino réside dans ses fragments. Il ne reste de ces merveilles que quelques épaves disséminées dans un parc romantique.
On peut y retrouver encore la grotte du Mugnone, celle de Cupidon et la troisième, celle qui se trouve à la base du colossal Apennin de Giambologna. Rongé, abîmé, transformé, plusieurs fois restauré, ce dieu de la rivière, fils des Apennins, se dresse encore, surprenant et énorme, se reflétant au-dessus d‘un petit bassin ridicule au regard de sa stature. À l‘intérieur, la grotte est vidée de ses atours : ce ne sont plus que canalisations, corridors, vasques vides, petits escaliers, mosaïques émiettées, spugne érodées. Mais on peut toujours s‘asseoir sur ses pieds gigantesques, tourner autour, grimper sur sa chevelure ébouriffée et tenter d‘approcher la tête du monstre que sa main écrase du poids de tout son corps. Il domine les prés et les allées de cèdres, de platanes et de chênes, les bois de sapins et de hêtres.
Statues sans date et sans tête
De-ci, de-là, surgissent un Jupiter, des bustes posés parmi les glands, le rebord moussu d‘une baignoire avec mascherone, une Diane chasseresse, des statues sans date et sans tête.
L‘histoire compliquée des Médicis ne favorisa pas la maintenance de la villa. Dès 1779 on la pilla, la démantela, l‘abandonna. Les aqueducs et les canaux furent ensevelis et démolis, la villa fut rasée, le jardin tomba en friche. Ce n‘est qu‘à la fin du règne de Napoléon que le grand duc Ferdinand III de Lorraine le fit transformer par l‘ingénieur de Bohême, Giuseppe Fricks, en parc à l‘anglaise alors très en vogue. À la conception baroque de la nature « artifice » succéda la culture radicalement opposée de la nature « naturelle ». On construisit un grand paysage romantique. Il fallut attendre 1859 et l‘annexion de la Toscane au Royaume d‘Italie pour que Pratolino soit vendu aux Demidoff, riche famille d‘industriels d‘origine russe, philanthropes et amateurs d‘art. Pratolino reprit une énième fois des allures de chantier. On transforma une dépendance en villa, on construisit un casino que l‘on emplit d‘animaux empaillés et de trophées de chasse, on mit des sculptures néoclassiques aux détours d‘allées majestueuses, on restaura ce qui pouvait l‘être, bref on la fit revivre. Grâce à la culture Mitteleuropa des Demidoff et au goût D‘annunzien de la princesse Maria Troubetzkoi, la Villa de Pratolino, métaphorphosée, garde encore des airs de mystère et d‘énigme.
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Pratolino
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°500 du 1 octobre 1998, avec le titre suivant : Pratolino