Pieter de Hooch, l’éloge du quotidien

L'ŒIL

Le 1 septembre 1998 - 1988 mots

Avec Pieter de Hooch, qu'honore ce mois-ci la Dulwich Gallery de Londres, finies les grandes compositions mythologiques peuplées de divinités. Dans ses tableaux, servantes et soldats occupent le devant de la scène. Un éloge du quotidien qui cache quelques leçons de morale.

Depuis la Renaissance, la peinture était au service du récit. Elle racontait les épisodes de l’Évangile ou de l’Ancien Testament, elle mettait en images la mythologie de l’Antiquité ou les grands moments de l’histoire des hommes. Certes, un paysage pouvait se découper dans l’encadrement d’une fenêtre, ou une nature morte se détacher en marge d’une Madone. Mais ce n’est qu’au XVIIe siècle en Hollande que la description du réel gagne droit de cité : face à la peinture d’histoire se développent des genres picturaux plus silencieux, dont la raison d’être est de montrer la réalité quotidienne. Cette nouvelle fonction de la peinture correspond au moment où, sous l’effet du calvinisme, les églises hollandaises se vident de leurs images. Les peintres travaillent alors pour une clientèle bourgeoise qui se plaît à orner de tableaux ses intérieurs. C’est dans ce monde protégé de l’intimité bourgeoise que nous invite à pénétrer Pieter de Hooch.
Moins connu que Vermeer, Pieter de Hooch apparaît aujourd’hui comme l’un des artistes les plus représentatifs de l’Âge d’or hollandais. Les quelque deux cents tableaux que l’on connaît de lui reflètent en effet l’évolution de la scène de genre – représentation des scènes de la vie quotidienne – dans la Hollande du XVIIe siècle. Au début de sa carrière, alors qu’il travaille à Haarlem, ses œuvres s’attachent à mettre en scène les mœurs assez rudes des soldats, beuveries et tabagies en compagnie de servantes peu farouches. Lorsqu’il s’installe en 1653 à Delft, la cité "pleine de distinction" à laquelle reste associé le nom de Vermeer, l’art de Pieter de Hooch s’affine, tant sur le plan technique que sur le plan psychologique. Ses tableaux  montrent, dans une atmosphère de silence concentré, les gestes suspendus d’une société toute préoccupée d'elle-même : mère berçant son enfant, jeune femme lisant une lettre, servantes rangeant du linge fraîchement repassé. Après 1663, lorsqu’il se fixe à Amsterdam, ces images de paix domestique, baignées d’une lumière sereine et comme vertueuses, cèdent la place à des représentations plus artificielles et plus conventionnelles montrant une société davantage portée sur le luxe et la volonté de paraître. Pieter de Hooch se complaît alors dans la description des signes extérieurs de richesse ; aux effets de lumière sur les dallages luisants se substituent les brillances des robes de satin.
On a parlé de "fascination du réel" à propos de cette peinture apparemment étrangère à toute intention discursive : "Il y a quelque chose de fascinant à voir le monde fidèlement inscrit dans l’illusion d’une image" dit René Huyghe. Mais cette peinture se limite-t-elle à la simple transcription du visible ? L’analyse iconographique montre en fait que, par le choix de ses sujets, elle constitue un commentaire moral sur la société même qu’elle reflète.

Cour de maison à Delft
On croirait voir une photographie. À cela, plusieurs raisons : la précision dans le rendu des détails et l’absence de toute trace de pinceau, la vérité des jeux de lumière, d’ombre et de contre-jour, et surtout l’aspect aléatoire de l’espace architectural décrit. Cette peinture montre en effet une combinaison d’espaces comme seuls en produisent les remaniements successifs d’un bâtiment au cours de la vie de plusieurs générations d’occupants. Entre le premier plan qui est une cour intérieure et l’arrière plan où l’on devine une rue étroite, se juxtaposent un bâtiment entièrement traversé par un couloir et un appentis envahi par la végétation. Ces deux lieux qui se partagent le centre du tableau fonctionnent en opposition l’un par rapport à l’autre. Alors que, se détachant sur le fond sombre de l’appentis, les deux figures claires d’une mère et de sa fillette esquissent un pas vers nous, la silhouette d’une femme plus âgée nous tournant le dos se découpe à contre-jour au fond du couloir. Bien qu’immobilisée dans l’instant d’un regard, cette scénographie toute simple met en mouvement l’espace et résume ainsi les deux pôles de la vie domestique : le privé et le public. Mais cette fluidité spatiale ne serait rien sans sa dimension psychologique. L’attrait du tableau est dû aussi aux sentiments qui émanent des trois personnages : tendresse de la mère pour son enfant, attachement de l’enfant pour sa mère, solitude sereine et méditative de la femme plus âgée.

Soldat et servante en compagnie de joueurs de cartes
L’endroit est sombre. On distingue dans l’angle de la pièce la forme massive d’une cheminée. À droite, transparaît  dans la pénombre l’ossature d’une charrette, alors qu’un rai de lumière, simple trait de peinture claire, révèle la présence d’une fenêtre dont on a tiré les volets. Ce lieu rustique, dont l’obscurité évoque le repli sur soi, est une auberge de campagne où sont venus faire halte deux soldats. Leur cuirasse est posée par terre dans l’angle inférieur droit du tableau. Il est significatif de voir qu’ici comme ailleurs dans la peinture hollandaise les soldats, représentants habituels des valeurs guerrières, sont montrés au repos. Les peintres hollandais rejettent en effet les sujets héroïques, préférant les scènes plus intimes et plus prosaïques. Attablés près d’une fenêtre ou d’une porte qui éclaire le premier plan, ces soldats incarnent deux types de comportement. L’un d’eux, le poil hirsute, joue aux cartes avec une vieille femme. L’autre, conscient de son image et de sa prestance, s’intéresse de toute évidence à la jeune servante, un peu gauche, qui lui apporte du vin. Le premier est une version quelque peu résignée des plaisirs de l’âge mûr, alors que le second représente l’insouciance de la jeunesse. Mais cette typologie sociale ne cache-t-elle pas une leçon morale ? Les deux personnages les plus jeunes, s’ils captent pour l’instant toute la lumière, ne finiront-ils pas eux aussi engloutis par l’obscurité, comme leurs aînés ou, plus tragiquement encore, comme ce squelette de charrette sur lequel se referment les volets ?

La Visite
Ce tableau est l’un de ceux qui, dans l’œuvre de Pieter de Hooch, correspondent le mieux à l’idée que l’on se fait généralement d’un intérieur de Delft au XVIIe siècle. Comme dans les peintures de Vermeer, l’architecture est sans ostentation : le mobilier est réduit au simple nécessaire, les murs sont blanchis à la chaux et la décoration se limite à une gravure représentant une scène portuaire. L’impression de confort qui se dégage néanmoins de cette image est due à la lumière qui, modulée par les volets intérieurs obstruant à demi la fenêtre, répand dans la pièce une chaude tonalité dorée. Il semblerait que cet intérieur sobre et lumineux respire la vertu. Mais que se passe-t-il au juste autour de cette table ? L’action n’est pas décrite de façon explicite. Saisie comme en un regard furtif, elle demande à être interprétée. On pourra ainsi questionner successivement le geste de l’homme qui saisit le poignet de sa voisine, le regard que cette dernière lui adresse, ainsi que son décolleté un peu trop généreux pour être honnête. L’hypothèse que l’on sera alors en mesure de formuler trouvera confirmation dans la pièce d’or que l’on découvrira en scrutant de près la table. Les deux autres personnages retiendront ensuite l’attention, ajoutant à l’évocation des amours monnayées les plaisirs du vin et du tabac. Toute la subtilité psychologique de Pieter de Hooch réside dans cet art de la suggestion, art qui trouve son équivalent plastique dans la figure de la servante au profil perdu, dont le geste plein de précaution est signifié avec une extrême économie.

Femme buvant en compagnie de deux hommes et d’une servante
Cette peinture reprend une formule fréquemment utilisée par Pieter de Hooch de même que par ses contemporains Metsu ou Vermeer : quelques personnages prennent place dans l’angle d’une pièce éclairée par une fenêtre, généralement située sur la gauche. Le cube régulier de la pièce se creuse selon une perspective frontale pour se clore par un mur de fond strictement parallèle au plan du tableau, parallélisme souligné ici par le rectangle que dessine sur ce mur de fond une carte des Pays-Bas. De cette mise en espace simple et rigoureuse naît une organisation géométrique dominée par un jeu de verticales et d’horizontales qui, peut-être, préfigure les compositions abstraites de Mondrian. C’est ce même dispositif qu'avait utilisé deux siècles plus tôt Van Eyck dans son célèbre Portrait des époux Arnolfini (1434). Ce motif pictural de la pièce d’habitation éclairée par une fenêtre latérale trouve en fait son origine dans les scènes d’Annonciation des primitifs flamands, tableaux dans lesquels la lumière était associée au verbe divin. Ici, cette lumière autrefois sacrée s’est faite profane : elle vient maintenant se réfracter dans un verre de vin offert aux visiteurs. On pourra cependant se demander si, malgré les sous-entendus habituellement grivois des scènes de boisson dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, ce tableau n’a pas conservé de ses anciens modèles une certaine tonalité religieuse, et si le geste de la femme qui présente la coupe de vin n’est pas aussi un geste d’élévation.

Joueurs de cartes à une table
Avec ces Joueurs de cartes, Pieter de Hooch revient à l’un des sujets de prédilection de ses débuts, celui du jeu. Mais nous sommes ici bien loin de l’ambiance des auberges de campagne ou des salles de garde. L’endroit est vaste et luxueux : tapis turc servant de nappe, cheminée à colonnes de marbre, porcelaine chinoise sur le rebord de celle-ci, murs recouverts de tentures sombres. Ce décor  correspond aux demeures de la riche bourgeoisie d’Amsterdam pour laquelle travaille désormais Pieter de Hooch. Au regard des œuvres réalisées à Delft, non seulement le décor, mais aussi le contenu de la peinture s’est transformé. À la densité psychologique et à la magie du temps suspendu se sont substitués des effets plus conventionnels, plus superficiels, tant du point de vue de la mise en scène que de la rhétorique de l’image. Ainsi l’attitude de la jeune fille de la maison nous semble-t-elle bien affectée. Et sa robe aux reflets satinés, tout autant qu’un témoin de son aisance matérielle, apparaît comme une occasion pour le peintre de faire étalage de sa virtuosité. Au prix, doit-on préciser, d’une mise en péril de la cohérence plastique de l’œuvre. De même, le sourire que nous adresse ce dandy au regard niaiseux qui nous montre son jeu, apparaît, comparé à la finesse de suggestion des tableaux de Delft, comme une figure de style facile, semblable à ces apartés que les critiques de théâtre de l’époque ne toléraient que dans le genre jugé léger de la comédie.

Homme lisant une lettre à une femme
De nombreux éléments habituels aux scènes d’intérieur de Pieter de Hooch se rencontrent dans ce tableau : perspective frontale, lumière venant d’un hors-champ latéral, précisionnisme dans le traitement des matières, ou encore éloge des valeurs domestiques rendu par le panier de linge posé auprès de la femme. Mais le thème qui s’impose par-dessus tout est celui de la lettre. Popularisé par le peintre Ter Borch au milieu du siècle et traité à plusieurs reprises par Vermeer, ce thème, tout en renvoyant à une pratique sociale réelle, donne à l’artiste l’occasion de montrer ses talents de "peintre-psychologue". La lecture d’une lettre est en effet une activité privée par excellence. Nul ne peut dire ce que cet homme, la main immobilisée sur le genou, est en train de lire. Malgré le titre donné au tableau, il semble être plongé dans une lecture silencieuse qui l’isole du monde et que sa compagne elle-même reste dans l’ignorance de ce que dit la lettre : légèrement penchée en arrière, elle attend, avec une impatience qui se mue lentement en ennui, qu’il ait fini sa lecture. Plus que le magnifique accord de rouge, de blanc et de jaune que forment les vêtements de cette femme, le silence de l’image est véritablement le sujet du tableau. Dans son mutisme fondamental, la peinture de Pieter de Hooch est l’antithèse de la maxime classique de l’Ut pictura poesis qui veut que la peinture prenne la littérature comme modèle.

LONDRES, Dulwich Gallery, 3 septembre-15 novembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°499 du 1 septembre 1998, avec le titre suivant : Pieter de Hooch, l’éloge du quotidien

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque