Critique et historien d’art, Pierre Schneider est l’auteur de plusieurs ouvrages d’esthétique qui font autorité, parmi lesquels une somme sur Matisse (L’Œil n°449) et une magistrale Petite Histoire de l’infini en peinture (L’Œil n°531). Réflexions sur Picasso par un spécialiste de Matisse.
Au moment de la mort de Picasso, chacun y est allé de sa formule. André Chastel
a parlé du « Protée du XXe siècle » ; Raymond Cogniat, d’un « génie presque monstrueux » ; André Fermigier, du « plus grand rebelle » ; François Nourissier, du « dérangeur » ;
Gaétan Picon, de « l’inventeur », etc. D’une simple expression, comment caractériseriez-vous à votre tour Picasso ? Au pied levé, ce qui me vient, c’est : « La fuite en avant ». Son trajet m’apparaît comme une course effrénée dont presque chaque étape est marquée par une création nouvelle. Mais aucune de ces inventions prodigieuses, inépuisables, ne parvient à le retenir. Il lui faut aller plus loin. Exactement le contraire, en somme, de Matisse qui disait : « De La Joie de vivre – j’avais 35 ans –
à ce découpage – j’en ai 82 – , je suis resté le même. » « Pôle Nord et pôle Sud », a dit, non sans raison, Picasso de Matisse et de lui-même.
Cette polarité, c’est une vieille histoire, non ? C’est celle du dessin et de la couleur.
Bien sûr. C’est le face à face de Poussin et de Rubens, au XVIIIe siècle, c’est la querelle des Anciens et des Modernes. Ce sera, au XIXe siècle, la confrontation d’Ingres et de Delacroix.
Et qui, au XXe, incarne de façon plus exemplaire le débat du dessin et de la couleur que le « couple » Picasso-Matisse ? Pour Picasso, seules comptent vraiment les figures et pour Matisse, tout découle de la couleur. Vieux débat, comme vous le faisiez remarquer. Pourtant, les artistes que nous venons de citer sont très dissemblables. C’est que, si les acteurs du dialogue demeurent les mêmes, leurs rapports de force changent. Mais cela se comprend mieux si on veut bien se rappeler que, sous la confrontation dessin/couleur s’en cache une autre, plus fondamentale encore : celles des figures et du fond. Simple affaire de définition, d’ailleurs : c’est le dessin qui engendre les formes et les figures, et c’est la couleur qui manifeste le fond. Or, depuis le milieu du XIXe siècle, le fond n’a cessé de gagner du terrain sur les figures, jusqu’à mettre en question leur existence même.
Vous songez, je suppose, à l’abstraction, qui s’impose au début du XXe siècle ?
Picasso et Matisse sentent cette montée de l’espace moderne qui substitue peu à peu la réalité du plan pictural à l’illusionnisme de l’espace perspectif et, ce faisant, met en péril les figures. Matisse, qui penche vers le fond, se réjouit de cette évolution. Il y contribue : c’est parce qu’il réduit, par le moyen de la couleur, les figures au fond que le fauvisme constitue, en 1905-06, l’avant-garde. Mais, pour Picasso, aussi férocement attaché aux figures qu’un Poussin, l’espace moderne est l’ennemi qu’il faut bannir ou, du moins, exorciser, canaliser. L’instinct ou l’intelligence, le don d’observation lui disent, néanmoins, que l’ennemi est fort, à cette heure, qu’il est devenu impossible de préserver les figures dans leur intégrité. L’invention du cubisme, vers 1907-1908, lui permettra pourtant de les transporter de l’espace tridimensionnel, leur élément de prédilection, dans l’espace bidimensionnel, en les fragmentant. C’est pourquoi, dans la perspective de l’histoire de l’art, le cubisme me semble essentiellement conservateur, un combat d’arrière-garde.
Cela sonne comme une condamnation.
Pas du tout. Pas plus que Matisse n’est grand parce qu’il a créé le fauvisme. Ce qui fait la qualité, la grandeur de l’œuvre de Picasso, c’est la tension extrême entre ce qu’il cherche à sauver et ce qui le menace : l’œuvre cubiste de Picasso cherchant un équilibre quasiment impossible entre identité et dissolution. Une tension extrême, vertigineuse...
Est-ce à dire qu’une fois trouvé cet équilibre, Picasso se détend ?
L’intensité baisse de temps à autre, à commencer dans la dernière phase du cubisme. Mais cela ne dure pas, cela ne dure jamais. Cet espace moderne que Picasso a su, grâce au cubisme, apprivoiser va peu à peu lui échapper d’une autre façon : en se temporalisant. Si fascinantes que soient ses inventions, elles ne le retiennent pas. Le cycle, les rythmes de son œuvre ne sont pas ceux de l’art mais, dirait-on, de la vie, de sa vie et de la vie de son siècle. Un siècle dramatique, mais le drame sied à Picasso. Les grands moments de son œuvre, à partir des années 30 – archipels du Minotaure, la série de portraits de Dora Maar – correspondent aux heures tragiques de l’époque.
Le retour de la paix impliquerait-il que Picasso n’a plus de quoi nourrir son besoin de drame ?
En fait, elle lui offre, dans ce que l’on nomme souvent l’œuvre ultime, l’occasion de l’un de ses plus passionnants ensembles. Cette chance s’appelle l’approche de la mort. Il est curieux que ce soit l’instant où Matisse et Picasso, dont les chemins s’étaient séparés en 1907, se retrouvent (à quelque dix ans de distance, bien sûr). Pour Matisse, c’est l’époque de la chapelle de Vence et des grandes gouaches découpées, bref de cette grande décantation, qui transforme « la tristesse du roi » en joie. Pour Picasso, ce seront les figures qu’on a vues à l’exposition du Palais des Papes, en Avignon, en 1973, et qu’on pourrait appeler « La fureur du roi ». De nouveau, il y a, en plus accusé si possible, un contraste provoqué, cette fois, par la vieillesse. Or, on le sait, celle-ci se manifeste en nous par un sentiment d’accélération. Pour Picasso, cela ne fait qu’amplifier un état qu’il connaît bien. Il courait déjà, il doit courir encore plus vite, d’où ces hallucinantes visions que sont ses reîtres, ses acteurs, ses artistes à la Rembrandt, ses saltimbanques, incarnations passagères de ses désirs et de son angoisse. Comme si, dans un magasin d’accessoires, Picasso puisait au hasard et endossait un costume après l’autre. Comme si chaque instant était une scène où il lui fallait procéder à un changement à vue. Finalement cette accélération le met lui-même en posture d’acteur tragique. C’est une course contre le temps jusqu’à la dernière seconde, jusqu’au dernier autoportrait.
Pour reprendre la formule de Chastel, l’œuvre de Picasso est proprement protéiforme. Il n’est pas qu’un peintre et il nous a laissé une œuvre très diversifiée. Comment considérez-vous le sculpteur ?
Dans ces périodes où l’invention n’est pas sous-tendue par la véhémence, par quelque drame ou une exaltation violente, à ces moments-là, émerge la sculpture . On se rend compte alors
qu’il est au moins un aussi grand sculpteur que peintre. Cela n’est pas surprenant puisque, si dans la peinture, la figure est menacée par le fond, en sculpture, Picasso n’est plus confronté à ce problème. La question du fond ne se pose plus, du moins le fond a-t-il la capacité d’être lui-même substantiel, ce que jamais l’œuvre peinte ou dessinée n’arrive à être complètement. C’est ce qui fait qu’il y a un vrai bonheur dans son rapport à la sculpture. Elle est pour lui comme le repos du guerrier. On ne perçoit plus le halètement, le côté éperdu de la course. Non pas que Picasso aille moins loin en sculpture : il y trouve – et nous aussi – une espèce d’épanouissement, de plénitude. En sculpture, Picasso peut s’attarder.
Dans la production formidable de Picasso, y a-t-il une œuvre qui vous retienne plus qu’une autre ?
Pas une mais plusieurs, et de ses différentes périodes. Je pense tout d’abord à une certaine Femme à l’enfant de 1906-1907, de la période dite « nègre » ; ensuite, je retiendrai l’un des tableaux de ce moment de décomposition presque extrême, comme un poudroiement,
où le cubisme l’entraîne vers 1911-1912. J’ajouterai un portrait de Dora Maar et l’un des grands dessins autour du Minotaure. Enfin, parmi les toutes dernières peintures, cet impressionnant autoportrait fait à Mougins dix mois avant sa mort.
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Pierre Schneider , Picasso ou la fuite en avant
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Pierre Schneider , Picasso ou la fuite en avant