Pour qu’un homme ne soit plus intéressant, il suffit de pas le regarder. » Objet de toutes les curiosités de la part de ses semblables, toutes générations confondues et jusqu’encore aujourd’hui, Picabia, qui est l’auteur de ce cruel aphorisme, a vécu tout le contraire. Il est l’un des artistes du XXe siècle dont l’œuvre a fait le plus souvent débat. A preuve, si c’était nécessaire, la cohorte de créateurs sollicités dans le catalogue de l’une des dernières expositions d’envergure consacrées au peintre au Musée des Beaux-Arts de Nîmes, l’été 1986. La période s’y prêtait, agitée qu’elle était par un retour à la peinture, au figurable comme à l’abstrait, aux sujets cultivés comme aux thèmes les plus triviaux. Arroyo, Baj, Cucchi, Viallat, Christo, Alberola, Dietman, Blais, Garcia Sevilla, Barceló, tous y allèrent et trempèrent leur plume dans la sauce Picabia pour dire sinon leur allégeance, du moins leur dette.
Francis Picabia remis sur la sellette au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, il nous a semblé intéressant de rapporter ici les paroles de Dietman et d’Alberola prononcées à l’occasion de l’exposition nîmoise et de les juxtaposer à celles de plus jeunes peintres comme Valérie Favre, Vincent Corpet et Philippe Mayaux. Cinq témoignages qui traversent le temps et qui contribuent à renverser la formule du peintre : « pour qu’un homme soit intéressant, il suffit de le regarder ».
Erik Dietman
(né en 1937 à Jönköping (Suède),
décédé à Paris en 2002)
« ...Tout m’attire chez Picabia – ce n’est pas un petit artiste, c’est un artiste d’une grande « largeur » ; il suivait ses idées et pour les réaliser, il s’exprimait de façons très différentes, et il y a très peu d’artistes qui le font – seulement les très grands. Comme je dis souvent, Picabia est mon grand frère : on jouait ensemble, on partageait des filles ensemble et tout. J’étais plus jeune que lui, c’est tout. Il est même assis en face de moi dans mon atelier, mais vieux alors...
...Certains ont encore des difficultés avec Picabia et c’est fantastique ; ça veut dire qu’il est toujours très actuel. On a toujours peur des gens qui sont très libres, qui se foutent des critiques d’art et de l’opinion des autres. S’il voulait, il tournait le dos – même s’il avait été pauvre, sa vie n’aurait pas tellement changé ; il n’aurait peut-être pas eu 50 bagnoles, mais trois, il n’aurait pas fait de fêtes pour 200 personnes mais pour quatre. Son esprit aurait été le même. Le public a toujours peur de Picabia – on ne peut pas le cataloguer et ça c’est le signe d’un grand artiste – et c’est si rare.
L’important pour moi, c’est que Picabia m’a donné la force de tourner le dos pour être ce que je suis – il ne faut pas entrer dans le jeu de l’art, je ne fais pas du Picabia ; je fais à ma façon. Comme je l’ai déjà dit : Picabia est mon grand frère...»
in : Catalogue de l’exposition « Francis Picabia », Nîmes, Musée des Beaux-Arts, 11 juillet-30 septembre 1986 ; propos recueillis par Beverley Goldberg.
Jean-Michel Alberola
(né en 1953 à Saïda (Algérie),
vit et travaille à Paris)
« ...Picabia me suit comme toute l’histoire de la peinture me suit. En admettant que je sois le Prince de mon atelier, Picabia serait l’une de mes éminences grises. Picabia m’intéresse doublement. La première raison, la plus simple et la plus évidente, c’est que comme la plupart des artistes de ma génération, je me suis trouvé face à cette histoire de peinture qui a envahi le marché et l’institution, en 1980, et l’une des solutions était de faire un peu de tout pour singer ce qu’avait été la modernité, un peu d’abstrait, un peu de figuratif, un peu d’Impressionnisme, et c’est ce qui a donné des positions comme celle de Dokoupil, le début de Schnabel... Picabia aussi d’une manière rapide a tout fait, il a touché tous les styles, il a cherché à éviter une manière... La deuxième raison, c’est que j’ai essayé pendant trois ans de poser la question du style en changeant, en faisant des tableaux ni tout à fait abstraits, ni tout à fait figuratifs. Pour Picabia, ça n’a jamais été abstrait, c’est une peinture qui vient de l’observation du réel ; un tire-bouchon, un objet de la vie quotidienne ou un sentiment, ça n’est jamais abstrait. La signature de Picabia a toujours été très visible, Picabia s’est posé un problème du support, « sur quoi vais-je pouvoir apposer une signature ? » et c’est en cela qu’il a compris le mécanisme de la modernité, qui depuis Courbet n’est qu’une succession de signatures les unes derrière les autres... »
in : Catalogue de l’exposition « Francis Picabia », Nîmes, Musée des Beaux-Arts, 11 juillet-30 septembre 1986.
Vincent Corpet
(né en 1958 à Paris, vit et travaille à Paris)
« Mon Cher Francis,
Il y a très longtemps que je ne t’ai donné de mes nouvelles. Je compte aller te voir d’ici peu ; mais le voyage est long. Aussi je veux dès à présent te raconter ce qui se passe ici mais... il ne se passe rien, ou du moins il se passe toujours la même chose.
Dada que tu as quitté il y a 80 ans est devenu une église, que dis-je une cathédrale, mieux encore, une institution. Tu te moquais des cubistes, tu les traitais de..., mais aujourd’hui l’institution qui a élevé Marcel au rang d’une divinité a remplacé le clergé par des professionnels aux noms évocateurs : inspecteurs, délégués, commissaires, conservateurs. Tout ce beau monde s’occupe d’une poignée d’artistes – il en reste – dont l’art “institutionnel” consiste pour certains à faire toute leur vie des rayures et à cacher sous un aspect révolutionnaire, une âme de décorateur ! D’autres ayant sans doute un jour entendu parler de Lacan s’appliquent à faire toujours des petits chats. D’autres encore cherchent honnêtement le “secret de la contemporanéité” alors qu’il serait si simple de relire La Société du spectacle !
A propos, mon vieux, les plus importants “temples de la modernité” de l’ex-ville lumière te rendent hommage cette année. L’un t’a fait passer pour un “peintre” kitsch, quant à l’autre, je n’ose te le dire.
Cher Francis, après cette lettre, dois-je encore aller te voir ? J’ai le pressentiment que tu n’es plus à la hauteur de ce que je m’imaginais. Avant de me mettre en route, j’attendrai ta réponse, ce sera plus prudent, si tu allais ne pas me recevoir, croyant que je suis devenu...»
Paris, septembre 2002.
Valérie Favre
(née en 1959 à Evilard (Suisse),
vit et travaille à Berlin)
Simple intuition. Pour Picabia.
« Aujourd’hui dans ce qu’est devenue notre échelle de valeur dans l’art contemporain vaut mieux suivre une piste à la fois pour, surtout, devenir et rester perceptible. (Les romans de Mary Higgins Clark, par exemple, c’est très facile à reconnaître dans les rayons.) Je sais, ça n’a rien à voir. Encore quelque chose qui n’a rien à voir par exemple : un type qui a l’air de rien et qui manie le politique, c’est forcément un individu suspect. Depuis 68, c’est évident ; je dirais même depuis Richelieu. (Puisqu’on commençait lentement à en finir avec les rois, même si ceux-ci continuent de régner sous d’autres systèmes.
Quelqu’un qui manie des idées et qui élabore des objets de nos jours, c’est rare. Si c’est rare, c’est forcément entièrement de notre faute. Nos parents auraient dû être plus attentifs et ne pas se laisser impressionner par la société des spectacles. Guy Debord avait raison de mépriser le monde. Avec les jours et les nuits qui passent, rendre hommage à un immense artiste libre comme Picabia est un devoir, je dirais un devoir d’enfant, c’est comme une prière qu’on ne peut pas toucher – et vlan !
C’était une époque aussi. Avec la distance et mes intentions nostalgiques, j’ai envie de croire qu’on y était plus à l’aise pour y faire exploser des poèmes. Notre devise aujourd’hui est moins poétique, il faut que ça rapporte, quoique les vents ne soufflent pas toujours dans la même direction, simple intuition. »
Berlin, septembre 2002.
Philippe Mayaux
(né en 1961 à Roubaix, vit et travaille à Paris)
Francis et les fils ratés
« Picabia avait une tête ronde lui permettant de changer de direction à sa guise, le seul point mort dans ce nouvel horizon étant son derrière – le passé respectable, comme nous.
Picabia avait plusieurs mamans : la Pistonnée, la Transparente, l’Arlésienne, l’Idole, la Brutale, l’Abstraite. Leur désobéissant constamment, il ne voulut jamais choisir car son choix n’aurait pas été le bon, comme nous.
Picabia avait découvert les lois de l’accommodation chez les borgnes dans leur amour du déjà vu et du déjà entendu depuis longtemps que lui-même ne possédait pas. Il n’était pas un tas d’idiots, comme nous.
Picabia avait un grand-père photographe (inventeur de la lithophotographie) alors, détestant les artisans, faiseurs et autres caméléons, il préfère rester désuet quant au choix de son médium révélateur, la peinture super-réaliste, comme nous.
Picabia, comme les crocodiles, n’avait rien de moderne. Il préférait faire l’amour et ne voulait surtout pas être pensionnaire chez Léonce Rosenberg, comme nous.
Picabia, l’anationaliste, n’avait aucune croyance, surtout dans l’art. Sa peinture laïque ne supportait pas la superstition, il odorait trop la mode pour cela, comme nous.
Picabia avait un œil cacodylate, un bon lit et des ratures, des feuilles de vignes et, comme son ami Duchamp, inventa l’entracte et la relâche comme concept du retard, comme nous.
Picabia n’avait jamais fait partie du club le voulant pour membre. Marxiste dans le genre Groucho, il n’eut donc pas d’enfant, pas même nous.
Paris, septembre 2002.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Picabia dit par...