L’exposition « Au-delà du spectacle » aborde la question du statut de la création, des artistes et des institutions muséales face à l’industrie des loisirs et du spectacle.
Entretien avec Philippe Vergne, commissaire avec Bernard Blistène d’une exposition à voir et à expérimenter au Centre Pompidou jusqu’au 8 janvier.
Au début des années 90, à l’époque où Bernard Blistène dirigeait les musées de Marseille, Philippe Vergne proposait au Musée d’Art contemporain de la même ville, une série d’expositions telles « L’esprit Fluxus » ou « L’art au corps », dont le propos affrontait, déjà, des vérités liées à la mise en scène et au spectacle. Cinq ans plus tard, du Walker Art Center de Minneapolis où il dirige actuellement le département des arts visuels, il rapporte « Au-delà du spectacle », une manifestation coproduite par le Centre Pompidou et présentée par Bernard Blistène au Musée national d’Art moderne.
Comment est née « Au-delà du spectacle » ?
L’idée remonte à l’époque de l’exposition Fluxus, et notamment au fait que les artistes Fluxus essayaient de mêler art et amusement dans une perspective critique. J’avais été particulièrement intéressé par la lecture de la conférence d’Henry Flynt « From culture to Veramusement », dans laquelle il raillait la souffrance des humains causée par le snobisme de la culture sérieuse. Intéressé aussi par le fait que quand on regarde l’histoire de Fluxus, on s’aperçoit que ses artistes utilisaient les structures du spectacle, telles que le théâtre ou les concerts, pour en faire autre chose. Des gens comme Dick Higgins ou Ben Vautier cherchaient à changer, détruire les normes. L’idée est ensuite née de la conjonction de plusieurs paramètres : d’une part la lecture des ouvrages de Shusterman, Dewey, Marcuse ou Koolhaas, et d’autre part le contact avec des artistes tels que Philippe Parreno ou Dara Birnbaum, dont les premiers clips réalisés pour MTV affichaient l’ambition d’intervenir dans les médias. En cela, ils rejoignaient les textes écrits par Dan Graham et sa fascination pour la culture rock. Ils retrouvaient également la fascination produite par Andy Warhol, modèle, jusque dans les années 80, de l’artiste ayant vendu son âme au commerce et qui avait, le premier, produit des émissions de télévision (Fifteen minutes) après avoir abandonné la peinture, la musique et le cinéma.
Le titre américain de l’exposition, « Let’s Entertain », renvoie à la notion de divertissement, tandis que celui proposé aux Parisiens met en avant la notion de spectacle. En analysant très brièvement ces deux notions, on en perçoit aussitôt les nuances. Pourquoi cette différence et qu’induit-elle ?
Pour moi, le titre américain existait avant même que l’exposition ne soit faite. C’est-à-dire qu’en travaillant aux États-Unis, je me suis rendu compte qu’il y avait une notion qui revenait sans cesse dans les œuvres comme dans le discours des artistes : celle d’entertainment. Mais elle n’a pas d’équivalent en français. Le mot le plus proche est divertissement mais il n’est pas satisfaisant. Susan Davis, dans un article pour Le Monde diplomatique, avait abordé la question de l’envahissement du monde urbain par l’industrie de loisir et cette question m’intéressait. Il y avait donc deux paramètres à prendre en considération dans le titre : le point de vue artistique et ce qui se passe dans le monde économique. J’étais parti sur l’idée de « Let’s Entertain » parce que c’est l’expression qui ouvre les dessins animés de Tex Avery. Puis j’avais recherché l’origine du mot entertainment et ce qui me plaisait dans entertain comme dans divertir, c’est que c’est un terme militaire : divertir, détourner, c’est ce que font Pierre Huyghe ou Philippe Parreno quand ils divertissent la culture populaire de son but original. En France, lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, avec Bernard Blistène, nous nous sommes immédiatement intéressés au problème de la traduction et à celui de la différence culturelle : quand on passe d’une culture à une autre, est-ce que le concept, les idées, les œuvres sont recevables de la même manière ? Les difficultés de traduction font partie de l’exposition. Parler en France d’entertainment affichait trop le problème de la méfiance vis-à-vis de la culture américaine, de type installation de Disneyland à Marne-la-Vallée ou, dans un futur proche, du Guggenheim à Las Vegas. Or, tout en dénonçant cela, il est apparu préférable de se tenir à distance. Ce dont parle l’exposition, c’est vraiment ce que Guy Debord craignait, c’est-à-dire la « spectacularisation » du quotidien à tous les niveaux.
Comment s’est opéré le choix des œuvres et à partir de quelles questions s’est-il effectué ?
Au départ, il y a bien évidemment le contexte américain dans lequel je travaille et vis depuis plusieurs années. Il y a ensuite, en dépit des apparences, la volonté de faire une exposition historique même si cette histoire commence en 1979. Ce qui m’intéressait, d’un point de vue historique, c’était de montrer comment Warhol et Dan Graham font charnières. Partir de Warhol, pas celui des Marilyn et du Velvet Underground, mais du Warhol producteur d’émissions de télévision crapoteuses ou de Warhol participant au feuilleton La croisière s’amuse et de la vidéo de Dan Graham Rock my religion. Puis d’étudier les passages historiques de la fin des années 70 jusqu’à nos jours, à travers les œuvres de Dara Birnbaum ou l’intégralité des Untitled Films de Cindy Sherman. À partir des années 70, la pratique de l’appropriation devenant dominante, il convenait de montrer non pas ce qui illustre le divertissement, mais ce qui lie les œuvres entre elles, c’est-à-dire comment la culture populaire a été insérée dans la pratique même de l’artiste ou comment l’artiste devient producteur, appropriateur, appropriationniste. L’exemple le plus frappant et le plus difficile pour moi est celui de Brooke Shields (Spiritual America) de Richard Prince qui ouvre l’exposition.
Quel est le parcours de l’exposition ?
Le découpage de Beaubourg suit à peu près celui que j’avais créé pour Minneapolis. C’est un parcours d’une relative chronologie. On commence avec des œuvres de Charles Ray, Dan Graham, Andy Warhol, Cindy Sherman, Richard Prince, Jeff Koons, Paul McCarthy, Stan Douglas autour de l’idée d’appropriation, de détournement, d’ironie. Après le rideau de Felix Gonzalez-Torres, on poursuit avec une génération d’artistes beaucoup plus jeunes qui se positionnent par rapport à la télévision, à la question du lien entre culture populaire et inconscient et à celle de la représentation de l’identité sexuelle dans les médias. Ce sont par exemple les œuvres de Takashi Murakami, artiste japonais qui dénonce la violence et le sexisme de la culture manga, Douglas Gordon, Damien Hirst, Minako Nishiyama, Rineke Dijkstra. Puis on passe à une section dédiée au problème du jeu, avec, notamment Maurizio Cattelan, Bertrand Lavier, Gabriel Orozco, Carlos Amorales. Enfin les artistes autour de Philippe Parreno, Mariko Mori, Rodney Graham, Lee Bul, Claude Closky (qui s’est créé son histoire conceptuelle à partir de Fluxus, de la culture vidéo, mais aussi de David Lynch et Tim Burton), réinventent un langage vidéo qui utilise à la fois l’image de la culture pub et la culture théorique des avant-gardes.
Dans le catalogue de Minneapolis, Olukemi Ilesanmi fait remarquer que le danger de cette exposition est d’être perçue, à tort, comme une célébration du divertissement. Elle évoque la situation de la Chine où le potentiel de démocratisation de la société passe par le loisir populaire, et ajoute que si les régimes totalitaires régularisent et découragent les vraies expressions populaires, c’est précisément parce qu’ils réalisent combien ceux-ci ne sont pas innocents. Peut-on dire que le propos de l’exposition soit politique ?
À partir du moment où elle intervient dans un espace public tel que le musée, une exposition est de toute façon politique. Mais il y a aussi une politique de l’alliance. On fait alliance avec l’ennemi.
Dans quel but ?
Détourner, utiliser son langage. Par l’usage d’un langage commun, on peut véhiculer un langage critique. Pour moi, l’exposition se situe entre Documents 1995-1999 de Paul McCarthy et Blanche-Neige Lucie de Pierre Huyghe.
Existe-t-il encore des frontières entre l’industrie du divertissement et la création contem-poraine ?
Oui. Celle de la distanciation, au sens où l’entendait Brecht, c’est-à-dire celle du contenu critique. Il n’y a pas une pièce, dans l’exposition, qui ne soit critique.
Greil Marcus, dans Lipstick Traces, dénonce l’idée de généalogie culturelle. Il propose néanmoins des connexions entre le Cabaret Voltaire, les situationnistes et les Sex Pistols. Au regard de quoi situeriez-vous cette exposition ?
Je pense qu’il y a des bouleversements dans l’exposition. Il y est question de positionnement : l’artiste n’est plus un révolutionnaire ou bien il l’est différemment. Une œuvre répond assez bien à votre question : le manège de Charles Ray Revolution Counter Revolution, dont les chevaux tournent à rebours du sens normal de rotation. C’est une œuvre qui pose la question du statut et du devenir de la révolution aujourd’hui. On fait un pas en avant, mais si, en même temps, on fait un pas en arrière, on reste à la même place. Pour moi, c’est la question importante.
- PARIS, Centre Pompidou, jusqu’au 8 janvier, cat. éd. Omnibus, 50 p., gratuit.
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Philippe Vergne : Que le spectacle commence
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Philippe Vergne : Que le spectacle commence