Le peintre Philippe Cognée investit des images multiples et banales du monde contemporain, auxquelles il fait subir un traitement bien singulier : il les fait fondre, littéralement. Nous l’avons rencontré dans son atelier à Rezé, situé dans la banlieue de Nantes.
Janvier 2005. Philippe Cognée est en pleine préparation de son exposition d’Angers conçue, dit-il, comme une scénographie. Posée au sol, une grande maquette en trois dimensions visualise l’espace et l’emplacement de chaque tableau. Certains de ces tableaux ne sont pas encore peints. Mais la plupart sont déjà là. Formats géants, diptyques et triptyques monumentaux, se présentent tout d’abord comme de virulentes surfaces : taches de couleurs acides ou glauques, mêlées comme reflets dans l’eau ; matière puissante et dure, vitrée. Ces tableaux représentent des rayonnages de supermarchés avec leurs accumulations d’objets, des allées si vastes qu’on pourrait y marcher, ou encore des décharges d’ordures qui saturent le champ visuel, tombent sur nous en avalanches, jaillissent en gerbes blanches. Estourbissant ! On reste sous le choc de l’agressivité visuelle.
La cuisine
L’atelier de Cognée, plus que tout autre, s’apparente à une cuisine : il y a même les réchauds et les casseroles. Les pinceaux trempent dans une matière figée, et tout est recouvert de myriades de couleurs « coagulées », traces d’une technique bien particulière. L’artiste peint ses tableaux à l’encaustique (pigments mélangés à de la cire chaude) ; puis il les recouvre d’un film plastique (rhodoïd) et les « repasse » au fer chaud ; la chaleur fait fondre les couleurs qui se mélangent à nouveau de façon plus ou moins aléatoire. Le rhodoïd est ensuite enlevé, et c’est alors la surprise, bonne ou mauvaise. Le tableau présente une surface brillante et glacée mais irrégulière, avec des arrachements, et révèle l’état final de l’image.
Images, images
Mais l’exécution n’est que l’étape finale d’un processus long et complexe qui commence par une collecte d’images prélevées dans la réalité. Cela va des photos de famille et de l’environnement quotidien, aux images vidéo prises par l’artiste au cours de ses voyages dans différentes villes du monde, ou dans des lieux emblématiques de la production et de la consommation industrielles. Cognée travaille donc d’après des images déjà déterminées par un médium (instantanéité du cliché photographique, ou points lumineux de l’image vidéo), et ces caractéristiques instaurent déjà une distance entre, disons, le peintre et son modèle. Ce sujet, du reste, subit parfois de grandes mutations avant de devenir peinture. Pour les séries de villes notamment, Cognée procède à des montages photographiques à partir des images collectées, autant dire qu’il recompose, ou redessine totalement, son sujet. L’image choisie (ou le montage ainsi obtenu) est ensuite projetée et tracée sur le support.
Le coup de fer
Commence alors le travail de peinture. Posé à plat sur une table, le tableau est peint par morceaux. Cognée dit lui-même qu’il s’agit alors, plus ou moins, de remplir les cases. Conception et mise en place laborieuse des matériaux sur le support préludent ainsi à l’opération finale, décisive et fatidique du « coup de fer », puis à l’arrachement du rhodoïd. Comme dans le processus photographique, c’est alors le moment de la révélation. La matière-peinture apparaît métamorphosée, non plus sèche et râpeuse mais brillante et glacée, véritable nappe de peinture d’une étonnante richesse, avec ses couleurs fondues, les pigments ici et là remontés à la surface, les arrachements aléatoires de la matière qui trahissent les « dessous ». Mais surtout, c’est l’image qui a changé de nature, elle a fondu elle aussi, et apparaît destructurée, ruinée, à travers d’étranges distorsions. La substance de l’image, absorbée par l’énergie du « fait » pictural, devient quasi résiduelle. Et ce reste d’image est insituable, il surnage « là-dedans », sous la surface, dessus, ou encore pris dans la masse, on ne sait. Il se charge pourtant d’une virulence nouvelle, qui est purement picturale.
Dans la distance
Parmi les artistes reconnus de sa génération, Philippe Cognée est un des rares à s’assumer pleinement en tant que peintre. C’est-à-dire qu’il assume un médium, avec toute son histoire, ses fatalités, sa matérialité, son rapport au temps et à la représentation, autant dire tout son potentiel, et jusqu’à ses catégories traditionnelles, les genres.
En effet, cette peinture où affleure un rapport étroit et constant avec les maîtres, de Vermeer à Richter, explore méthodiquement tous les genres, paysage, nature morte, scènes « de genre » et même, plus récemment, portraits, en posant la question de la persistance du sujet en peinture et en y apportant des réponses ambiguës.
Ces réponses relèvent d’une forte distanciation. Vis-à-vis du sujet : à travers les « filtres » successifs imposés à l’image, de la caméra au travail d’altération et de refonte ; et parce que formant une sorte d’inventaire, les sujets tendent à devenir interchangeables et à s’annuler l’un l’autre. Mais aussi vis-à-vis de la peinture elle-même : l’hyper-picturalité, qui est une des marques de l’artiste, résulte d’une méthode, elle a quelque chose de systématique dans son efficacité même, et de ce fait tend à se résorber, à devenir égale.
L’aspect relativement « automatique » de cette picturalité (malgré le nombre de décisions qui président à l’exécution, et la part évidente d’aléatoire et de risque) et de ses effets – le fameux « floutage » –, la multiplication des distances, le rapport à l’image photographique, et la mise en évidence de l’exploration du médium, tout cela inscrit bien la démarche de Cognée dans la pensée contemporaine, et en même temps constitue sa limite très « artistiquement correcte ».
Peinture d’histoire ?
Les sujets semblent interchangeables, sous couvert de peinture, mais jusqu’à un certain point seulement. Ils déterminent, par exemple, les formats et le cadrage. Il est une catégorie d’œuvres qui se démarquent en adoptant les caractéristiques d’un genre plus que les autres révolu : la peinture d’histoire. Mais une peinture d’histoire pour ainsi dire « renversée », qui se borne au constat d’une réalité sans gloire si elle ne confine même à une certaine abjection.
Par leur thématique (le cycle de la production-consommation-déjection à l’échelle industrielle qui est celle de nos sociétés), comme par leurs formats monumentaux ou leur organisation en série monumentale, c’est de la peinture d’histoire que relèvent aussi bien la série des abattoirs, les grands triptyques consacrés ces dernières années aux architectures de pouvoir (le musée Guggenheim de Bilbao, Beaubourg, la banque HSBC de Hong-Kong) que les récents tableaux de supermarchés et de décharges.
Si les premiers cités comptent parmi les grandes réussites de l’artiste, les derniers sont plus problématiques. Le peintre, on l’a dit, travaille morceau par morceau, ce qui convient mal à des formats géants offrant cette fois-ci des images d’un seul tenant. Sur ces immenses surfaces, la picturalité foisonnante mais ponctuelle s’épuise dans la répétition de ses effets, elle s’épuise à couvrir les mètres carrés. On a du coup l’impression que l’artiste livre un combat au-dessus de ses forces, ou de la force de sa peinture.
Figures
La limite imposée par la barrière des distances, il arrive à Cognée de la franchir. Parmi les œuvres éparpillées dans l’atelier, une peinture attire l’attention d’une manière très différente. C’est, dit-il, un autoportrait. À quatre pattes, le visage démesurément grossi par la proximité avec l’objectif, et, plus que nu : à poil, c’est comme ça qu’il faut le dire, tellement la nudité, avec ses roses doucereux, y est dérangeante. Là, appliqué à la figure, et à la sienne propre, dans un face-à-face qui échappe au défilement nivelé des images, le processus de destructuration touche un point névralgique et crée une véritable déflagration. La peinture travaille alors une réalité qui ne se défile pas, elle rencontre une « matière », une image qui résistent aux mesures de distanciation et de neutralisation qu’habituellement Cognée impose aux images. Une dimension nouvelle apparaît là : le dévoilement de la fragilité.Philippe Cognée avoue éprouver une grande difficulté avec le portrait. On ne saurait trop
l’encourager à persister dans cette difficulté visiblement féconde.
« Transit », l’exposition de Philippe Cognée se déroule du 19 mars au 12 juin, du mardi au dimanche de 12 h à 18 h, fermé le 1er mai. Tarifs : 4 et 3 euros. ANGERS (49), musée des Beaux-Arts, 14 rue du Musée,tél. 02 41 05 38 00. Cat. 37 euros. « Carcasses », AIGUES-MORTES (30), chapelle des Capucins, place Saint-Louis, du 2 juillet au 25 septembre. Philippe Cognée est représenté à Paris par la galerie Templon.
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Philippe Cognée ou la peinture passée au fer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : Philippe Cognée ou la peinture passée au fer