Le Musée d’Orsay réunit pour la première fois plus de la moitié des tableaux et aquarelles réalisés par Manet sur le thème de la nature morte. Loin des scandales du Déjeuner sur l’herbe et
de l’Olympia, ces compositions apparemment sereines révèlent
une facette plus intime de son art, non moins voluptueuse et énigmatique.
Insulté, vilipendé avec une violence aujourd’hui difficilement imaginable, Manet n’obtint de relatifs succès publics qu’avec ses tableaux de natures mortes. Même la critique hostile en reconnaissait la virtuosité. Ce genre pratiqué autrefois par les grands maîtres qu’il vénérait, Chardin, Vélasquez, les Hollandais, tient une place considérable dans son œuvre. Estimées au nombre de 85, les natures mortes représentent environ un cinquième de sa production. Ces tableaux datent principalement des années 1860 : pivoines sensuelles, voluptueuses et fragiles comme le corps de la femme, fruits gorgés de suc, poissons à l’œil vif et à l’écaille luisante, huîtres vertes comme une mer maussade, cernée d’un éblouissant halo nacré dont la splendeur lutte avec l’éclat de la nappe damassée. Malade, Manet reviendra vers ce thème à la fin de sa vie dans des tableaux plus modestes : une botte d’asperges, un citron, une pomme, deux amandes aquarellées sur un papier à lettres, une prune, une pêche, une châtaigne. Manet y rassemble dans un dernier effort tout son appétit de peinture, toute sa gourmandise de la vie.
À ce groupe important, il faut ajouter les natures mortes incluses dans les compositions à personnages, dont le statut reste très ambigu. Car ses tableaux les plus ambitieux donnent la part belle à des arrangements de fleurs, de fruits et d’objets divers. Ces inclusions ne sont pas fortuites. Elles ont beaucoup fait jaser les critiques de l’époque, car elles accentuent le caractère déconcertant, voire provocateur, du tableau. Le bouquet d’Olympia, somptueusement enveloppé dans un papier blanc qui contraste crûment avec la main de la servante noire, dénonce la présence de l’homme, et donc la courtisane. « Douteuse allégorie », commente un critique. Du moins ce bouquet introduit-il un élément narratif dans le tableau. Tel n’est pas le cas du panier de fruits du Déjeuner sur l’herbe, renversé sur la robe froissée. Ce morceau de bravoure qui réunit des fruits appartenant à différentes saisons, constitue un peu vraisemblable pique-nique. Ces fruits agacent. Cette désinvolture mine le sujet du tableau. Pourtant, le pire reste à venir. Le Déjeuner (dit autrefois Le Déjeuner dans l’atelier) franchit un pas de plus vers l’apparente absurdité du sujet. Castagnary reste perplexe : « En regardant ce Déjeuner, par exemple, je vois sur une table où le café est servi un citron à moitié pelé et des huîtres fraîches ; ces objets ne marchent guère ensemble. » Ce citron à moitié pelé, qui se marie si mal avec le café, est emprunté aux Hollandais du XVIIe siècle. C’est l’un des objets fétiches de Manet. On le trouve dans La Femme au perroquet de 1866, au pied du perchoir, improbable nourriture pour l’oiseau. Il est la même année dans le Portrait de Zacharie Astruc, intrus parmi les livres, et, en 1868 dans celui de Théodore Duret. Ce dernier a décrit comment Manet, après avoir terminé le tableau, demanda à son modèle de reprendre la pose. Le peintre ajouta et peignit alors le petit tabouret, le plateau, le verre, la carafe, le couteau. Enfin le citron vint : « Évidemment le tableau tout entier gris et monotone ne lui plaisait pas. Il lui manquait les couleurs qui puissent contenter son œil et ne les ayant pas mises d’abord, il les avait ajoutées ensuite, sous la forme de nature morte. »
Modernes Vanités ou pure nécessité plastique ?
Quel est le sens de ces natures mortes insérées dans le tableau ? Sont-elles porteuses de symboles ou pure nécessité plastique comme Duret nous incite à le croire ? Si symbole il y a, on peut légitimement s’interroger sur le message éventuel véhiculé par les natures mortes « pures ». Comme le note George Maurer, un des commissaires de la présente exposition, les natures mortes de Manet surpassent en intensité celles de ses contemporains. Même les tableaux du délicat Fantin-Latour « ne mènent pas du terrestre au spirituel ». Faut-il en conclure que les œuvres de Manet, principalement les tableaux de fleurs, sont de modernes Vanités, une méditation sur notre fin dernière ? Le poète André Fraigneau y perçoit un drame : « Le vase aux pivoines de Manet, c’est le récit de la mort d’une fleur, ou, pour employer un terme médical plus précis dans sa cruauté : sa courbe d’agonie. » La présence occasionnelle d’un sécateur, objet que la psychanalyse freudienne a chargé de nouveaux symboles, le fait que telle pivoine soit suspendue par la queue, tel un lièvre mort peint par Chardin, accroché la tête en bas, semblent apporter de l’eau à ce moulin. Un autre moulin veut que Manet n’ait jamais peint que des natures mortes, même, et surtout, dans ses grands tableaux à personnages. Le nu d’Olympia a été dénoncé comme chair morte digne de la morgue. Moins catégorique, le critique Thoré Bürger accusa Manet d’« une sorte de panthéisme qui n’estime pas plus une tête qu’une pantoufle, qui parfois accorde même plus d’importance à un bouquet de fleur qu’à la physionomie d’une femme ». La vraie nature morte aurait donc gangrené les personnages eux-mêmes. Dans le Portrait de Zola, Odilon Redon vit « plutôt une nature morte que l’expression d’un caractère humain ». C’est aussi, d’une certaine manière, l’opinion de Georges Bataille, pour qui l’arbitraire des compositions traduit un volontaire silence de la peinture qui consacre la mort du sujet : « Les admirables natures mortes de Manet sont des tableaux comme les autres : c’est que, d’abord, Manet avait mis l’image de l’homme au niveau de celles de la rose ou de la brioche : les natures mortes du Déjeuner dans l’atelier ne sont pas moins portées au niveau de personnages que les personnages ravalés au niveau des choses. » De même, le jeune homme au chapeau de paille du Déjeuner n’a pas d’autre intérêt « que l’huître, la pièce d’armure et le citron ». En somme, un plaisir de peinture pure, qui prendrait tour à tour et indifféremment la forme d’un homme, d’une femme, d’un citron, d’une huître ou d’une pivoine.
Depuis plus de 130 ans, la peinture de Manet résiste à toutes ces interprétations, n’offrant en guise de réponse que sa triomphante plénitude, et son agaçant mystère. Mais, sans cette part d’ombre, toute œuvre n’est-elle pas qu’une image périssable, dont la vie est à peine plus longue que l’agonie d’une pivoine ?
- PARIS, Musée d’Orsay, 11 octobre-7 janvier, cat. coéd. RMN/éd. de la Martinière, 160 p., 130 ill., 240 F.
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Pavane pour une pivoine défunte
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Pavane pour une pivoine défunte