Paul Rebeyrolle

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 septembre 2000 - 1441 mots

Après la magistrale rétrospective montée par Jean-Louis Prat à Saint-Paul-de-Vence, la galerie Maeght accroche ce mois-ci une série surprenante de tableaux anciens. Entre éclatement et dispersion, effondrement et déliquescence.

Assis sur une chaise en rotin, le buste quelque peu en avant, ses deux bras appuyés sur ses cuisses, la cigarette à la main gauche, le gros pull de laine aux motifs colorés, le pantalon et les chaussures noirs, Paul Rebeyrolle fixe attentivement l’objectif. Sous son front à demi dégarni, son regard pèse sur nous d’une façon incroyablement puissante et chaleureuse. Gérard Rondeau, qui est l’auteur de cet implacable portrait photographique, a saisi le peintre sur le seuil de son atelier. Entre le vantail de gauche et un immense tableau qui apparaît au fond à droite, le visage et les mains de Paul Rebeyrolle accrochent la lumière à la façon d’une peinture de Rembrandt. D’emblée tout y est question de matière, d’aplomb et de pensée. En quelques traits simples et immédiats, le cliché de Gérard Rondeau résume tout l’art du peintre. « Je peins ce que je vois. » Sortie de la bouche de Rebeyrolle, cette formule est cinglante. Depuis une cinquantaine d’années en effet, l’artiste nous brosse un portrait sans complaisance du monde des hommes. Ses figures torturées et monstrueuses, parentes tout à la fois de Goya et de Bacon, nous renvoient l’image d’une humanité terrifiante dont les acteurs, mus par l’argent et le pouvoir, se donnent en spectacle permanent. Engagé, l’art de Rebeyrolle ne l’est pas seulement sur le terrain du politique, il l’est aussi au regard d’une approche existentielle de la nature. Une nature franche et sauvage dans laquelle il puise la force de ses convictions et qui occupe dans son œuvre une place tout autant manifeste, notamment à l’égard d’une pensée écologique. La nature, il la vit au quotidien depuis qu’il a fait le choix de la vivre pleinement, il y a près de 40 ans, en s’installant à la campagne, d’abord dans l’Aube, puis dans un petit village bourguignon à la lisière de la Champagne, loin du bruit de la ville et de ses turpitudes. Non point à l’écart du monde mais d’autant plus au dedans que toutes les conditions y sont réunies pour mieux le regarder, l’écouter et le penser. Car Paul Rebeyrolle n’a de cesse de penser le monde et chacun de ses tableaux en est la réflexion.

Une réalité lointaine et belle
« La réalité que Rebeyrolle cherche n’est pas mondaine, elle est lointaine et belle, belle parce que lointaine ; elle est immédiate et vitale, immédiate parce que vitale », écrivait Herbert Read. En fait, la quête du peintre s’apparente à celle d’un philosophe qui penserait avec les moyens plastiques de la peinture. La réalité qu’il recherche n’a rien d’autre à voir qu’avec le vrai. Par-delà la violence apparente dans laquelle elle s’offre à nous et cette façon qu’elle a de nous prendre à parti, tous les soins du peintre visent à nous ouvrir les yeux et l’esprit tant sur notre propre condition que sur l’état du monde, tant sur ce que nous en avons fait que sur ce que nous sommes devenus. La peinture de Rebeyrolle, qui est celle d’un combat permanent, procède d’une rage et d’une fureur contre tous les excès et les débordements de notre époque et, dans son exécution, elle use des mêmes armes. Projection et assemblage, éclatement formel et trituration matérielle sont chez lui procédures récurrentes. Ce faisant, Rebeyrolle n’agit pas en iconoclaste désespéré mais, tout au contraire, dans la grande tradition d’une peinture dite d’histoire, laquelle a toujours cherché à dénoncer et à mettre à nu la folie et les outrances de l’humain. À ce titre, son œuvre qui est forte d’une rare expressivité est à mettre aux côtés de celle d’un Courbet, voire d’un Picasso. Jean-Paul Sartre ne s’y est d’ailleurs pas trompé quand il a rédigé la préface du catalogue de l’exposition « Coexistences » en 1970. Analysant ce qui constitue chez le peintre la marque d’un style, l’auteur de L’existentialisme est-il un humanisme ? observe qu’il « n’y a d’engagement, dans les arts plastiques, qu’autant qu’une technique sûre de soi le réclame comme le seul moyen de se dépasser ». Et le philosophe de préciser quelques lignes plus loi que « l’engagement » de Rebeyrolle est « son thème » parce que l’artiste a compris très tôt « que les grands sentiments doivent se trouver dans l’acte de peindre et qu’on ne peut les représenter sur la toile ».

Un espace immuablement gris, espace de l’exil
Paul Rebeyrolle est un adepte de la pratique de la série. Chacun de ses tableaux est élément d’un ensemble plus ou moins développé dont le motif, sinon le sujet, renvoie explicitement à l’ordre d’une question qui fait l’actualité du temps, au sens large du mot. L’anecdote n’est pas la mesure commune de Rebeyrolle ; il lui préfère de beaucoup les grands problèmes du monde parce que l’histoire à laquelle il s’intéresse est celle qui s’orthographie avec une majuscule. Question d’échelle, en quelque sorte, sans que cela empêche toutefois l’artiste de porter à la dimension monumentale tel ou tel signe apparemment futile, comme celui d’un simple larcin. Ainsi quand il se saisit de celui du sac d’une vieille Arménienne dont il a été le proche et qui devient sous ses pinceaux l’emblème absolu du thème de l’émigré. « Un emblème, écrit Jacques Dupin, présent, comme un soleil exténué, dans tous les tableaux de la série, dans leur espace immuablement gris, espace de l’exil, sans autre lumière que celle qui filtre de la profondeur des gris. » C’est que l’art de Rebeyrolle est fondamentalement requis par l’humain. Rien ne l’intéresse plus que la façon dont celui-ci appréhende son histoire, non en termes narratifs ou descriptifs mais au regard d’une pensée toujours élargie de sa condition. D’ailleurs ses acteurs ne sont jamais désignés en tant qu’individus ou personnes privées mais comme les représentants types d’une catégorie sociale, d’un statut particulier. Non seulement le peintre ne leur prête aucun trait reconnaissable mais il les représente comme autant de figures génériques s’appliquant à en incarner une image mémorable, intemporelle et, pour tout dire, mythique. Aussi l’œuvre de Rebeyrolle nous fait-elle voir le monde en le rejouant sur un mode proche d’une certaine Comédie humaine.

Dans la découverte panique de l’horreur de leur condition
Les personnages de Rebeyrolle sont sans âge. La plupart du temps, aucun indice ne permet facilement de dire s’il s’agit d’hommes ou de femmes. Ce ne sont que des corps, livrés au regard dans la nudité brute de la masse de leurs chairs, soumis à toutes sortes de décompositions substantielles et saisis dans la découverte panique de l’horreur de leur condition. Avec leurs yeux caves et cernés comme s’ils avaient été énucléés, avec leurs langues tirées comme à bout de souffle, avec leurs bras aux gestes impuissants, avec leurs mains aux doigts écartés, avec ces empâtements de matière blanche et livide qui en alourdit l’allure, les figures de Rebeyrolle sont celles d’un autre temps. Et, on voudrait l’espérer, d’une autre humanité. Mais, par la force de leur présence et le prétexte qui a conduit le peintre a les engendrer, elles s’apparentent, hélas ! aux héros d’une tragédie universelle contemporaine. Ce dont nous parle Paul Rebeyrolle est bel et bien notre époque. Il nous invite à retrouver au plus vite la vue « pour être conscient de l’essence de la vie, avec le respect dû à la nature, avec l’amour du partenaire plus permanent que la jouissance dans l’instant ».
Par-delà ce qu’elle dénonce, avec cette violence plastique qui la caractérise, quelque chose de prospectif est à l’œuvre dans la peinture de Rebeyrolle qui procède d’une nécessité de survie et que sanctionne ce rapport omniprésent à la nature. De fait, quel que soit le sujet qu’aborde le peintre, chacune de ses toiles renvoie à un ordre organique, à quelque chose de vital qui fait que « son œuvre est toujours marquée par le puissant soubresaut d’une énergie vivante, presque féline – qui anime les corps, et qui fermente en chaque lieu », comme l’a justement remarqué Antonio Del Guercio. Cette qualité est l’équivalent d’un sauve-qui-peut la vie tant il est vrai que l’art de Paul Rebeyrolle est un cri. Un cri immense, tout à la fois solitaire et solidaire, lancé à l’adresse de ses contemporains dans l’espoir de les faire se dresser. Si tout semble chez lui éclatement et dispersion, effondrement et déliquescence, « si le fond passe dans la forme et la forme dans le fond », pour citer à nouveau Sartre, il reste que les tableaux de Rebeyrolle s’affirment tous comme une dynamique que l’on pourrait dire à la verticale de l’être.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : Paul Rebeyrolle

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