Rouverte le 15 février après d’importants travaux de rénovation, la Villa Majorelle est la première construction réalisée entièrement dans le style Art nouveau à Nancy.
On a toujours du mal, évidemment, à s’imaginer un site tel qu’il pouvait être un siècle auparavant. Le cas de la Villa Majorelle, à Nancy, ne déroge pas à la règle. « À l’origine, raconte Valérie Thomas, directrice du Musée de l’École de Nancy, dont dépend ladite maison, elle était bâtie sur un terrain excentré dans un parc d’un hectare. Certains documents d’époque font même mention de “sous-bois”, c’est dire… » Depuis, la parcelle a, certes, considérablement fondu, mais la construction, dans ce quartier devenu résidentiel, impose néanmoins encore sa singulière stature, sinon ses atours ô combien naturalistes qui font les délices de l’Art nouveau : marquise d’entrée, garde-corps et consoles de bois qui se dandinent ; fenêtres moelleusement arrondies ; spectaculaire balustrade ondulante dont les deux extrémités – des jardinières –, lorsqu’elles sont vides, font penser à de profonds bénitiers ; enfin, monumentales cheminées aux mitres en grès un brin piquantes qui pourraient allègrement évoquer une demeure hantée.
Longtemps éteinte sous un « maquillage » gris monochrome, la villa arbore aujourd’hui un visage qui a retrouvé des couleurs : brun foncé pour les huisseries, vert pour les ferronneries, bleu pour les balcons… Mieux : la vilaine verrue – le bow-window qui avait un jour poussé sur la façade nord principale, pour clore le « jardin d’hiver » contigu à la terrasse – a été retirée, faisant place à une large paroi vitrée sous un délicat arc de pierre en anse de panier, fidèle à l’esquisse originale.
C’est en 1898 que le Nancéien Louis Majorelle (1859-1926), ébéniste et ferronnier d’art, entrepreneur et pilier de la fameuse École de Nancy, décide de faire construire sa propre habitation avec, en tête, l’idée d’une « œuvre d’art totale » telle que l’entendait alors l’architecte et artiste belge Henry Van de Velde. L’homme sait y faire et convoque ce qu’il considère, à l’époque, comme les personnalités les plus inventives, à commencer par un tout jeune architecte parisien, Henri Sauvage, 26 ans, à qui il donne carte blanche pour élaborer les plans. Majorelle fabrique évidemment l’ameublement et invite son collègue nancéien et maître verrier Jacques Grüber à concevoir les vitraux des pièces principales. Sauvage, quant à lui, convie quelques amis parisiens, tels le peintre Francis Jourdain ou le céramiste Alexandre Bigot, as des céramiques architecturales. Le premier déclinera les peintures décoratives de la salle à manger, le second les grès flammés intérieurs et extérieurs. Le chantier, lui, a lieu entre 1901 et 1902, sous la supervision du maître d’œuvre nancéien Lucien Weissenburger.
À peine achevée, la villa acquiert une indéniable notoriété, Majorelle ne se gênant pas pour en faire une carte de visite efficace à travers, notamment, la ribambelle de catalogues de vente de sa propre société. Quoique d’une mise en œuvre assez simple, la construction se révèle néanmoins d’un raffinement extrême, jusque dans ses moindres détails. D’emblée, en réalité dès la poignée de la porte d’entrée, on subodore que le décor naturaliste va l’emporter. Dans le vestibule aux douces tonalités rose-crème-saumon se hisse un amusant meuble à la fois miroir, portemanteau, porte-parapluie et lampadaire. Une agréable domesticité s’installe illico. Les balustres en bois torsadés de l’escalier principal se dandinent à l’envi, évoquant la croissance du lierre et donnant à l’ensemble un mouvement on ne peut plus dynamique. Cette rampe, splendide, a été imaginée par Henri Sauvage et sculptée par Louis Majorelle en personne.
Au rez-de-chaussée, dans le salon, un vitrail d’inspiration marocaine – sans doute sous l’influence de Jacques Majorelle, artiste peintre et fils de Louis, alors installé à Marrakech – remplace celui d’origine, un décor de pin signé Grüber. La raison ? Ce dernier a été entièrement soufflé lors d’un bombardement, en 1916. Ce fut, heureusement, l’une des rares destructions dues à la guerre 1914-1918. « S’il n’est pas, à proprement parler, celui d’origine, le mobilier, d’époque, a été choisi dans les collections du musée selon des typologies approchantes : sellette, guéridon, lampe à poser, table… », souligne Valérie Thomas.
La salle à manger s’avère un grandiose moment de découverte. On y trouve un ensemble très bucolique : une truculente cheminée du céramiste Bigot, des meubles ciselés de main de maître par Majorelle, de joyeux cortèges d’animaux et de plantes comestibles peints par Jourdain et des vitraux bariolés à motifs de fruits et de feuilles de coloquinte signés Grüber. C’est l’une des deux pièces phares du lieu. La seconde se trouve au premier étage, en l’occurrence la chambre à coucher. Fabriqués en frêne du Japon et en bois d’aulne, les meubles y sont lumineux. Commode, armoire, tables de chevet ou lit, tous s’animent d’un même rythme souple et ondoyant.
Au deuxième étage, où un couloir conduit à l’atelier de Louis Majorelle, les boiseries évoquent les ramifications d’un arbre et le décor mural, réalisé au pochoir, se décline à l’envi jusqu’aux rampants du plafond. Pour peu, on se croirait dans les combles de la Red House de William Morris, chantre du mouvement Arts & Crafts, à Bexleyheath, au sud-est de Londres. Mais l’on ne s’étonne plus, au final, des possibles accointances entre ce style né en Angleterre et son quasi-contemporain, l’Art nouveau. « La Villa Majorelle témoigne d’un ensemble complet et harmonieux par ses couleurs, ses formes et cette foule de menus détails, estime Valérie Thomas. Elle représente très précisément ce que revendiquaient les artistes de l’École de Nancy : une rénovation complète du cadre de vie adapté à son époque. » Dont acte.
Mise en vente à la mort de Louis Majorelle par son fils Jacques, la villa est achetée par l’État qui, en 1931, y installe des bureaux du ministère des Ponts et Chaussées. Elle sera d’abord « inscrite » à l’inventaire des Monuments historiques, en 1975, avant d’être « classée » dans sa totalité deux décennies plus tard. Si la construction intègre, en 2003, le giron de la ville de Nancy – qui y loge, jusqu’en 2017, la direction de l’Équipement et les architectes des Bâtiments de France –, c’est, en réalité, depuis l’orée des années 2000 que sourd un projet d’ouverture au public, lequel passe évidemment par une restauration. L’objectif est clair : retrouver l’état originel de la maison, à savoir telle qu’elle fut aménagée et habitée par Louis Majorelle entre 1902 et 1926.Un article du magazine Art et décoration datant de 1902, qui montre des photographies en noir et blanc juste après son achèvement, ainsi qu’un album de famille (acquis auprès des descendants) regroupant plus de deux cents clichés sur la vie quotidienne à l’intérieur de la villa entre 1905 et 1911 orientent la restauration. Tout comme les sondages et autres stratigraphies réalisés in situ, le tout sous la houlette d’un conseil scientifique ad hoc. Suit une première phase de travaux : toitures et façades entre 2016 et 2017 (coût : 720 000 euros), puis aménagements intérieurs entre 2019 et 2020 (coût : 2,8 millions d’euros). Une deuxième phase de restauration intérieure – dont, au 1er étage, la salle de bains, la penderie et la création d’un espace pédagogique, ainsi que, au 2e étage, la rénovation de l’atelier de Louis Majorelle – est programmée entre 2021 et 2022, et ce, « sans fermeture au public », dixit Valérie Thomas
Cheminée-poteau
Dans la salle à manger se déploie un morceau de bravoure : une grande cheminée en grès flammé violacé
et au foyer en cuivre martelé, imaginée par le céramiste Alexandre Bigot sur le thème de l’épi de blé. Cette
œuvre monumentale, dont la hotte forme comme un pilier jusqu’au plafond, est une typologie encore rare
à l’époque. Non adossée à un mur, mais hissée à bonne distance du bow-window, elle partage la pièce en une
disposition pour le moins originale avec, d’un côté, la salle à manger proprement dite, de l’autre, un fumoir,
lieu indispensable de l’après-dîner bourgeois. Elle fait également office de « meuble-étagère » grâce à ses
lobes en saillie destinés à supporter des bibelots ou des vases, voire d’« assise » par les piédroits du manteau
en forme de larges spatules.
Ondoyant portail
Dès l’entrée s’affiche l’un des multiples talents du propriétaire : la ferronnerie d’art. La porte à double vantail se com-pose d’une structure en fer forgé au profil en L, prenant en pince des feuilles de tôles découpées. Le jeu essentiellement décoratif des lignes n’est pas sans évoquer le travail de marqueterie sur bois. De part et d’autre de ces grilles se dressent deux pinacles en pierre de taille de forme dite « bourgeonnante ». À ne pas manquer : la cloche d’entrée, insérée dans un gracieux décor métallique.
Monnaie-du-papeou lentille d’eau
La flore est évidemment source d’inspiration infinie pour les zélateurs de l’Art nouveau. Passé la porte d’entrée, se déploie devant les yeux du visiteur une multitude de décors au pochoir, motifs se déclinant aussi méthodiquement sur des vitraux. Plante aquatique flottante, la lentille d’eau est un modèle de choix. On en trouve dans le jardin d’hiver. Commune des abords de chemins, la lunaire ou monnaie-du-pape, elle, est porte-bonheur et symbole de prospérité. Son profil très graphique avec ses fruits en capsules argentées évoquant des pièces de monnaie fit d’elle l’un des motifs fétiches des artistes de l’École de Nancy.
Lit pas bateau
La chambre à coucher était un ensemble mobilier d’exception qui n’a, par la suite, jamais été reproduit. Tant et si bien que Jacques Majorelle, à la mort de son père, le fit transporter dans sa propriété, à Marrakech, où il s’était établi comme artiste peintre, puis, paraît-il, dans une villa au bord de la mer. La globalité de ces meubles a intégré les collections du Musée de l’École de Nancy en 1982. Pièce maîtresse, le lit tout en courbes, relie presque sans discontinuer les deux chevets. Sa tête arbore de délicates incrustations de cuivre et de nacre.
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Villa Majorelle : l’Art nouveau en sa demeure
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Villa Majorelle : l’Art nouveau en sa demeure