Président du Musée du quai Branly

Stéphane Martin : « Il faut diversifier les points de vue »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 26 avril 2016 - 1547 mots

Haut fonctionnaire passé par le Centre Pompidou et Radio France, Stéphane Martin a été directeur de la musique et de la danse au sein du ministère de la Culture et de la Francophonie.

Directeur de cabinet de deux ministres de la Culture – Jacques Toubon en 1993, puis Philippe Douste-Blazy entre 1995 et 1997 –, il est de la toute première équipe en charge du projet du musée des arts premiers. Depuis 1998, il est président de l’établissement public du Musée du quai Branly.

En quoi le Musée du quai Branly, dans son projet de 1996 comme dans sa mise en œuvre en 2006, a-t-il été pionnier ?
Repartons de la genèse. L’idée originelle de Jacques Chirac est aussi politique que culturelle : il faut montrer que, quand la grande majorité des musées dans le monde se construisent dans une logique locale, la France conserve une ambition universaliste et la volonté de glorifier d’autres cultures que la sienne. Le modèle qui prévalait alors était celui du département d’arts primitifs du Metropolitan Museum. L’équivalent en est créé, en 2000, au Louvre avec le pavillon des Sessions qui privilégie la logique esthétique. En parallèle le président Chirac décide également de créer un musée indépendant. Durant les dix ans qui séparent la décision politique de l’ouverture du musée, une certitude nous guide : le musée d’ethnologie traditionnel n’a plus sa place dans le monde contemporain. Le nouveau visiteur est bombardé d’informations, via Internet notamment, et le musée n’a plus le monopole de la diffusion d’images. On ne peut plus dire, en montrant un kimono et un sabre de Samouraï « Mesdames, Messieurs, voici le Japon ».

C’est cette vision qui prévalait en 1996 ?
De fait, les collections d’ethnologie en Europe sont liées à l’histoire coloniale. En cette fin de XXe siècle, il fallait proposer un autre discours qui, sans faire fi de l’histoire dont nous sommes héritiers, permettait de mettre en valeur ce patrimoine et la diversité des cultures. Les musées de civilisations sont conçus comme un tour du monde en 80 vitrines. Il est d’ailleurs difficile de faire autrement et c’est encore ce que nous faisons sur le plateau des collections.

En quoi le Musée du quai Branly est-il alors différent ?
Face à cette crise de représentation, il n’existe pas de réponse absolue. La vision qui s’est imposée a été de consacrer une grande partie du musée à des expositions temporaires qui rendent compte de la variété des approches scientifiques. Sur le plateau des collections nous présentons une collection permanente de références, à la manière d’une encyclopédie objective ou, à défaut, neutre. Chaque exposition temporaire, en revanche, présente une thèse, un point de vue comme pourrait le faire un article ou un livre qui est signé et dont l’auteur porte la responsabilité intellectuelle. Ouvrir autant d’espace à ces thèmes, comme le fait le Musée du quai Branly [40 % de la surface d’exposition, ndlr], est unique au monde. Thématiquement, nous empruntons la voie du Centre Pompidou en cherchant par exemple des sujets transversaux (le tatouage, le cheveu) qui vont bien au-delà de nos collections. Scientifiquement, nous accueillons des personnalités très diverses, à commencer par des personnalités venues des sociétés concernées : en 2011-2012, l’exposition « Maori. Leurs trésors » ont une âme était une carte blanche donnée au Te Papa Tongarewa de Nouvelle-Zélande.

Ne retrouve-t-on pas cette liberté ailleurs ?

Ailleurs, les institutions sont souvent plus classiques : par exemple, le Humboldt Forum de Berlin se déploie sur 90 % d’espaces permanents. Il y a une liberté de ton particulière en France. Au Musée du quai Branly, sur les onze expositions couvrant l’Océanie réalisées depuis notre ouverture, chacune apporte un discours et un point de vue différent. Steve Hooper a choisi l’angle d’une présentation encyclopédique et esthétique de chefs-d’œuvre de toute la Polynésie ; le choix du Te Papa était plus politique, militant, pensé par les Maoris ; « Matahoata, Arts et société aux îles Marquises » adopte le point de vue chronologique de l’historien ; etc. Pour un musée de société, diversifier les points de vue est la meilleure réponse que l’on puisse apporter à l’évolution du regard du public et à sa curiosité.

Qu’est-ce qui a changé, entre 2006 et aujourd’hui ?
C’est d’abord l’intérêt que les musées d’art contemporain parisiens portent aux cultures non occidentales. Avant 2006, seuls les « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou avaient eu une grande résonance. Depuis dix ans, Beaubourg comme le Palais de Tokyo sont très dynamiques. Nous étions très sollicités par le contemporain à l’ouverture, parce qu’un vide devait être comblé. Depuis, les musées du contemporain ont investi ce champ, avec leurs moyens, une vocation et une expertise dédiés. Nous avons plutôt renforcé notre politique dans le domaine de la photographie, avec Photoquai par des acquisitions importantes de photographie contemporaine et en accueillant de jeunes artistes dans le cadre de nos Résidences photographiques. L’art aborigène contemporain est aussi partie intégrante de notre architecture comme de nos collections.

Une critique revient, sur le plateau des collections : le découpage géographique ne permet pas d’organiser des regards croisés, thématiques. Comment le justifiez-vous ?
Souvenez-vous des critiques lorsque la Tate Modern avait tenté un accrochage strictement thématique (paysages, portraits, etc.). Pour qui entreprend de raconter une histoire de l’art, la base chronologique est essentielle. Ici, l’absence de base géographique créerait un trouble. Des regards croisés susciteraient une émulation intellectuelle pour un public très renseigné, mais pas pour un public plus néophyte. Nous essayons en revanche d’avoir différents niveaux de lecture dans nos expositions temporaires pour offrir cette complexité et déconstruire les présentations traditionnelles. Mais nos espaces permanents doivent rester lisibles et clairs pour tous les visiteurs.

Vous avez dit : « les gens ne sont plus en manque d’image, ils viennent chercher de la contextualisation ». Qu’entendez-vous par contextualisation ?
L’immense majorité des objets n’a jamais été conçue pour finir dans un musée. Dans ce sens, la présentation dans un musée est un déracinement au sein duquel l’objet est forcément esthétisé. Toutefois, recontextualiser un objet implique de prendre en compte l’évolution du rapport des visiteurs aux images. Si on montre aujourd’hui, comme il y a trente ans, une barque dans une rivière de polystyrène, tout le monde jugera la scène grotesque, car chacun a déjà vu une reconstitution plus réaliste en vidéo. On en revient donc à notre arbitrage : côté collections permanentes, des vitrines sobres ; côté expositions temporaires, une mise en scène reliée au propos.

Des ethnologues regrettent que vos expositions n’intègrent pas davantage la dimension contemporaine des peuples. Par exemple, Sepik ne mentionnait pas l’islamisation et l’évangélisation des Papous.

Là encore, le choix du commissaire d’exposition prévaut. Ce n’était pas une somme encyclopédique sur les Papous, mais un état des lieux de la recherche sur les objets dans la région Sepik. La dimension contemporaine n’était pas le sujet. Dans l’exposition qui vient d’ouvrir sur les îles Marquises, à l’inverse, une part importante est laissée à l’art contemporain. Le musée accepte, en signant le contrat avec un auteur d’exposition, que chaque exposition laisse certains points dans l’ombre.

Comment associez-vous les sociétés concernées dans les expositions, de telle manière que le regard présenté ne soit pas qu’occidental ?
C’est un sujet complexe et important. Nous essayons, à chaque fois que c’est possible, de choisir des commissaires originaires de la société dont nous parlons, ou qui ont les moyens de s’assurer d’une collaboration avec ses membres. Il faut trouver les bons interlocuteurs et leur juste place, sans jamais sacrifier à l’excellence scientifique.

N’y a-t-il pas un décalage entre le discours que vous portez, d’un musée des civilisations supposé donner des clés de lecture du présent, et la réalité des expositions produites, majoritairement axées sur la production artistique du passé ?
Maoris, Kanaks, Indiens des plaines… ces expositions traitaient énormément du contemporain. Tout dépend donc des expositions et des sujets choisis. Sur le temps long, je pense que l’équilibre est bon. Sur des cas précis, j’accepte vos critiques, mais nos auteurs d’exposition choisissent des angles et nous les respectons.

D’importants musées se créent comme le MuCEM ou Confluences, d’autres comme Universcience se renouvellent en investissant le terrain sociétal. N’y a-t-il pas un risque à être dépassé ?

Ce n’est pas ma perception. Nous avons hébergé 97 expositions depuis 2006. Certaines en masquent d’autres, mais l’équilibre est bon. Après, que d’autres investissent ce champ est une bonne nouvelle.

Connaissez-vous la proportion de visiteurs issus de l’immigration qui viennent au Quai Branly ?

Nous savons seulement, par notre enquête, que 20 % de nos visiteurs « se reconnaissent des origines dans les œuvres qu’ils découvrent », sur le plateau des collections. Sans possibilité de faire des statistiques ethniques, difficile d’être plus précis. Avant l’ouverture, Malek Boutih m’avait dit : « Vous n’aurez aucun jeune de banlieue, mais ils seront contents que la chose existe. » En fait, ils viennent ces jeunes-là ! Nos collections peuvent et doivent être des motifs de fierté. Nous travaillons d’arrache-pied pour faire venir les publics éloignés. C’est d’ailleurs une mission très fédératrice pour nos équipes. Pendant l’exposition « Dogon. L’art des Dogon du Mali », nous étions installés à Montreuil pour un travail avec les communautés maliennes. Les ateliers délocalisés et bus gratuits avaient emmené des centaines de personnes au musée. C’est un travail précieux, rigoureux et enthousiasmant, mais c’est un travail de fourmi.

Les articles du dossier : 10 ans du quai Branly

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°456 du 29 avril 2016, avec le titre suivant : Stéphane Martin : « Il faut diversifier les points de vue »

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