Racoleuse, l’expo sur les « images de la prostitution » à Orsay n’aborde pas moins un vrai sujet : la place des prostituées dans la naissance de la modernité.
Après les manifestations consacrées respectivement à la nudité masculine (2013-2014) et au rayonnement de la pensée sadienne (2014-2015), le Musée d’Orsay héberge des images tout aussi licencieuses : celles de la prostitution, de 1850 à 1910. Il explore ainsi un monde interlope, refuge subtil d’une création débridée, voire transgressive. Le parcours, servi par une splendide scénographie de Robert Carsen, purgée des baroqueries et des afféteries illusionnistes qui émaillaient l’exposition « Bohèmes », sise au Grand Palais à l’hiver 2012, approche les différentes figures de la prostitution, que cette dernière soit dissimulée ou enregistrée, occasionnelle ou régulière, de jour ou de nuit, joyeuse ou inquiète.
Du reste, la prostitution fut partout. Dans la rue, incarnée par ces filles publiques, ces roturières aux petits métiers affichant tantôt une disponibilité équivoque, pleine de sous-entendus, tantôt une toilette expressément frivole (Giovanni Boldini, En traversant la rue, 1873-1875). Dans le café, au cabaret, dans tous ces établissements que l’on ne fréquentait pas seule, sauf à être ouverte aux propositions, ainsi que le suggérèrent de nombreux artistes – Toulouse-Lautrec le premier. Sous les becs de gaz, où volètent des femmes vénales la nuit tombée, puisque le racolage diurne est interdit.
À l’Opéra, où les danseuses sont courtisées et les intrigantes exhibées dans ces loges pensées pour la parade et la conquête (Henri Gervex, Le Bal de l’Opéra, 1886). Dans ces maisons closes, nées du système réglementariste conçu par le Consulat en 1804 afin d’instituer une surveillance médicale et policière. Dans les salons où sévissent les courtisanes, toutes ces demi-mondaines ou « grandes horizontales », entretenues par des protecteurs fiers d’exhiber un butin auquel ils assurent parfois une ascension sociale fulgurante, ainsi que l’atteste le luxe ostentatoire de l’hôtel de la Païva.
Phalanstères de la luxure
La photographie est l’instrument privilégié du délit. Par elle, des artistes fixent d’obscènes ébats, subtilisent des plaisirs clandestins, inspectent ce Paris oblique où s’endorment des bordels silencieux (Albert Brichaut, Le Chabanais, 1900). Rien n’est oublié : des mesures hygiénistes aux désaveux moraux, tant et si bien que ce parcours pléthorique, véritable abécédaire de la sexualité viciée, eût pris le risque de lasser le visiteur, à force de déclinaisons un peu répétitives. C’était sans compter sur les dernières salles, où resplendissent Picasso et Van Dongen, maîtres dans ces phalanstères de la luxure, et cette scénographie savante qui, alternant les cimaises rouges et grises, corail et ardoise, inocule à ces images du désir un parfum de mélancolie et de chagrin, de désolation et de déchéance. La prostitution ne saurait être uniquement le royaume de l’abandon et du plaisir, elle est également le siège de la domination et de l’humiliation. Manet, Degas et Van Gogh, peignant des Nanas de bazar et des Dames aux Camélias anonymes, trahissent la condition ambiguë de la cocotte et de la lorette qui, une fois distribuées leurs amours tarifées, finissent parfois dans cette prison de Saint-Lazare où toute une société prostitutionnelle vient purger sa peine, ses peines. Loin des hommes.
1 La nudité contrariée
Elle paraît interroger le photographe quant à la nudité qu’il convient d’exhiber. Ce coin de chambre, avec sa tapisserie fanée, sa persienne close sur l’après-midi et ses draps un peu bousculés, est univoque. Le corps, lui, hésite à se laisser voir : une jambe est nue et l’autre avec un bas, le jupon est légèrement défait quand les mains cachent tant bien que mal des seins généreux. Une exhibition pudique.
2 La pause frondeuse
Fameuse dans le Tout-Paris, la courtisane américaine tourne alors la tête des hommes de la capitale. Sans détour, elle fixe le regardeur, avec ses mains à la Bronzino et sa pause à la Boucher. Sa robe satinée, couleur argent, tranche sur le grand oreiller rouge vif, couleur passion. Sa peau de porcelaine et sa taille cintrée dans un corsage « cuirasse » font de ce portrait horizontal une effigie de l’érotisme mondain.
3 Le client hésitant
Dans ce bordel écarlate où tonitruent les couleurs, le client hésite, prend son temps pour choisir celle qui, voluptueuse, partagera quelques instants avec lui. Brunes et blonde, ces nouvelles Salomé usent de leurs charmes et s’exhibent. S’il le pouvait, l’homme les empoignerait ainsi qu’on le fait avec
les bêtes et les marchandises. Pour l’heure, il doute et, du regard, fait jouer son imagination et son désir.
4 Le plaisir consommé
Jeune bourgeois inspiré par un poème de Musset, Rolla regarde Marie, assoupie après s’être offerte à lui : le jupon, la jarretière et le corset – dégrafé mais pas arraché – trahissent le consentement d’une prostituée perdue dans des rêves nonchalants. L’homme, qui bientôt se suicidera en avalant du poison, emporte pour dernière image celle de ce sublime corps nacré, encore chaud
du plaisir accordé.
5 L’attente éprouvée
De noir vêtue dans cette rue trop grise, elle attend. Docile et patiente, elle sait attendre. Sous sa coiffe que rehausse une fleur audacieuse, elle est habituée à voir venir les hommes, ainsi celui qui la contemple au loin, silhouette indistincte du désir en marche. L’espace qui les sépare, on le pressent, sera bientôt comblé et la proie capturée dans un consentement habile. Dans
le silence de l’ordinaire.
6 La femme obsédante
La prostituée est moins une fille de joie qu’une femme fatale susceptible d’obséder la communauté des hommes. Vénus botticellienne sans coquille, elle polarise le désir démultiplié de ces individus vêtus d’une redingote et d’un chapeau sombres qui paraissent lui faire une haie d’honneur. Magnétique, la femme nue semble disposer aisément des hommes, engoncés dans leurs désirs impurs, voire impies.
7 Les dessous frivoles
Devant un guéridon, deux mollets anonymes jouent à s’exhiber, comme émancipés du corps auquel
ils appartiennent. Les bottes de cuir noir, avec leurs reflets bleutés, et les froufrous de la robe s’entendent à merveille. Les lignes crissent sur l’aquarelle et l’étoffe semble trembler. Au centre de cette pochade, un morceau de chair est dévoilé par le modèle, à moins qu’il ne soit dérobé par un pinceau fétichiste.
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Orsay tombe le corset
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Orsay tombe le corset