Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et ancien directeur scientifique du département des sciences de l’homme et de la société au CNRS, Maurice Godelier fut, de 1997 à 2000, le directeur scientifique du Musée du quai Branly.
Il évoque, dans cet entretien, sa déception de n’avoir pas pu contribuer à bâtir un « musée du XXIe siècle résolument postcolonial ».
Quel regard portez-vous sur le Musée du quai Branly dix ans après son inauguration ?
J’ai été nommé par Lionel Jospin directeur scientifique pour la programmation du Musée du quai Branly en décembre 1997. Auparavant, j’avais soutenu le projet d’un nouveau Musée de l’Homme qui aurait remplacé le Musée de l’Homme et le Musée des arts africains et océaniens en fusionnant leurs collections. Ma position était que le nouveau musée ne devait pas être seulement un musée d’art, comme probablement le désirait Jacques Kerchache, mais devait aussi nous faire connaître les sociétés qui avaient produit pour elles-mêmes ces chefs-d’œuvre. Avec Germain Viatte, le directeur du projet muséologique, nous avons eu la surprise de constater que Jean Nouvel avait conçu le musée sans que nous ayons notre mot à dire. Il a imaginé un musée d’ethnologie sans consulter les ethnologues. Le Quai Branly est devenu un musée d’art. Les plus belles des 300 000 pièces que renferment les collections ont été sélectionnées pour être exposées. Je penchais, de mon côté, en faveur d’un musée à double dimension dans lequel on puisse donner libre cours à deux jouissances : la jouissance de l’art et la jouissance du savoir. J’aurais souhaité que l’on recherche l’origine de chaque pièce : qui l’a volée ? Qui l’a achetée ? Qui l’a possédée ? Que voulait dire cet objet pour la société qui l’a fabriqué ? J’aurais voulu également un musée doté d’un double espace : un espace d’exposition et un espace d’interprétation, où les personnes puissent revoir les objets qui les avaient frappés à partir de banques de données et sur des écrans et des outils multimédias. Un espace de confort donc, où l’on puisse s’asseoir, au calme, en famille et y trouver toutes les informations que l’on recherche. Ce dispositif aurait permis aux sociétés qui ont produit ces objets d’être présentes. J’avais en tête d’en faire un musée d’un nouveau type, un musée du XXIe siècle résolument postcolonial.
Vous souhaitiez aussi créer un cinquième département consacré aux arts européens. Quelle était votre ambition ?
Jacques Chirac et Jacques Kerchache voulaient exposer les arts des quatre continents (Afrique, Asie, Amérique et Océanie) en excluant l’Europe. Ce choix constituait un réel problème. Les grandes questions de l’humanité – naître, vivre, mourir, le pouvoir, les dieux, etc. – sont transversales. J’ai alors proposé de créer un cinquième département pour traiter de ces thèmes en réintroduisant des objets européens. Un tel département aurait témoigné à la fois de l’unité de l’homme et de la variabilité de ses réalisations. Cela ne s’est pas fait. Le Musée du quai Branly est donc finalement un très beau musée du XXe siècle. Mais il n’a pas franchi, à mes yeux, la ligne de partage qui sépare le XXe siècle du XXIe. Il aurait fallu créer un musée directement en phase avec le monde globalisé d’aujourd’hui.
Certains anthropologues critiquent le parti pris de l’esthétisation des objets qui a été celui du Quai Branly. Partagez-vous cet avis ?
La contemplation de la beauté, pour moi, peut constituer un tremplin pour avoir ensuite l’envie d’en savoir plus sur ces objets et sur les civilisations qui les ont créés. Je n’ai jamais critiqué le parti pris esthétique. Pour certains anthropologues la notion d’artiste n’existerait pas dans de nombreuses sociétés autres que la nôtre. Il n’y aurait, selon eux, que des artisans fabriquant des objets pour des rituels. Or ce ne sont pas tous les Africains qui peuvent se saisir d’un morceau de bois et en faire un superbe masque baoulé ou sénoufo. Nous avons découvert que de telles pièces venaient d’ateliers et que les artistes étaient connus de dizaines de villages aux alentours. Nous essayons de retrouver l’origine de ces pièces, les villages dont ils sont issus. Par ailleurs, des pièces de même style se retrouvent dans les grands musées européens et américains. Les comparer aide à retrouver leur origine. En procédant ainsi, on redonne un créateur, un auteur, à ces pièces comme on le fait pour les grands sculpteurs et peintres européens, c’est fondamental.
Certains musées comme ceux de Vancouver, de Genève ou de Neuchâtel n’ont-ils pas mieux réussi à faire dialoguer les cultures ?
Ce mouvement permettant aux « Autres » d’être présents est plus vivace, plus soutenu et encouragé dans le monde anglo-saxon. Je ne pense pas qu’il y ait, pour autant, une hostilité de la part des Français à ce dialogue. Par ses expositions temporaires, le Musée du quai Branly a réussi son pari. La bibliothèque est elle aussi de qualité, tout comme les conférences. Le problème principal tient au grand « paquebot » des collections permanentes qui, à mes yeux, reste trop sombre et trop chargé.
Comment expliquez-vous le succès du Musée du quai Branly et des musées de civilisation de manière générale ?
La curiosité exotique et esthétique n’a jamais cessé dans nos sociétés et ne fait que grandir. On observe depuis le XIXe siècle deux tendances fortes. Les Occidentaux veulent en savoir plus sur les autres peuples. Ils ont aussi une forte envie de musées pour mieux comprendre leur propre passé et leur présent. Les circuits des agences touristiques en témoignent. Certains d’entre eux constituent de véritables pèlerinages de musées nationaux à musées locaux.
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Maurice Godelier : « Le Quai Branly est un très beau musée du XXe siècle »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°456 du 29 avril 2016, avec le titre suivant : Maurice Godelier : « Le Quai Branly est un très beau musée du XXe siècle »