Anna Somers Cocks : La Tate Gallery actuelle, à Millbank sera un musée de l’art anglais, et Bankside un musée de l’art du XXe siècle. Comment allez-vous compenser les inconvénients engendrés par une séparation artificielle ? Dans un entretien avec le Journal des Arts (JdA, n° 3), le ministre français de la Culture, Jacques Toubon, s’est déclaré opposé à la création d’un musée de l’art français à Paris.
Nicholas Serota : Notre intention est de présenter l’art anglais, de la Renaissance à nos jours à Millbanlk, et de garder pour la nouvelle installation les œuvres internationales les plus importantes du XXe siècle, y compris un bon nombre d’artistes anglais. Argument pragmatique : nous avons assez d’art anglais dans nos collections pour fournir les deux musées. Allons au-delà : on voit très bien les liens qui existent, en Angleterre, entre l’art du XIXe siècle et celui du XXe siècle. Il sera intéressant de pouvoir les suivre dans un musée voué à cet art. Le musée de l’art anglais n’aura aucune vocation chauvine ou nationaliste. Il explorera, entre autres, les relations entre les artistes insulaires et ceux de l’Europe continentale, et réciproquement. On peut imaginer une exposition présentant le séjour londonien de Monet, ou les raisons de la venue de Géricault au début du XIXe siècle. Après tout, le Radeau de la Méduse a été présenté ici et à Dublin.
Que verrons-nous à Bankside et aurez-vous la possibilité de déployer tous les trésors de la Tate Gallery ?
On y verra d’abord le bâtiment de Giles Gilbert Scott. Cette ancienne centrale électrique subira d’importantes transformations : ouverture d’un accès du côté du fleuve, travaux sur l’éclairage zénithal et latéral au nord, création d’une série de galeries d’exposition, d’un auditorium, de salles de conférence etc. La plus forte section de nos collections est celle des œuvres surréalistes du début de notre siècle. Avec l’après-guerre, cette collection devient pléthorique, et des séries entières d’œuvres ne sont pas exposées : nous ne sommes pas en mesure de présenter en permanence le Wham de Lichtenstein, la salle Rothko, des œuvres de Morris Louis, Philip Guston, Giacometti et Bacon, par exemple. Je pense aussi que la perspective de pouvoir disposer de grands espaces encouragera les collectionneurs individuels, et même d’autres musées, à multiplier leurs prêts.
Songez-vous à renforcer certaines sections?
Nous ferons appel à certaines collections de ce pays pour mieux illustrer les débuts de notre siècle. Par exemple, nous avons pu emprunter La Danse de Derain. Nous n’atteindrons jamais le niveau de Paris ou de New York, mais nous pourrions occuper une très honorable troisième place.
Le Centre Pompidou est un établissement public jouissant d’importantes subventions d’État. Vous, vous allez démarrer sans la moindre subvention du gouvernement ?
Nous n’avons aucun subside gouvernemental pour l’instant. Mais c’est une tradition britannique. Après tout, la Tate Gallery existe parce que le défunt Henry Tate a fait à l’État une offre que celui-ci ne pouvait pas refuser. Il a fallu deux ans pour que le gouvernement trouve le site – c’était autrefois la prison de Millbank. Comparons Millbank et Bankside…
Vous espérez que la Loterie nationale va vous apporter la moitié des 80 millions de livres nécessaires (686 millions de francs environ). Comment allez-vous faire pour financer le reste de votre budget ?
L’idée d’une extension de la Tate Gallery est largement antérieure au projet de Loterie nationale (1). Si ce projet Southbank est accepté, le Millennium Fund nous permettra d’aller plus vite. Les secteurs public et privé offrent aussi d’autres possibilités de ressources et nous aurons certainement des arguments à faire valoir après de la commission du millénaire (2).
La demande sera-t-elle présentée cet été ?
Elle sera faite lorsque la commission nous y invitera, donc au cours des douze prochains mois, selon toute vraisemblance.
Il vous faudra trouver l’argent et commencer les travaux en même temps, si vous voulez être prêt pour l’an 2000. Je suppose que vous vous êtes informé sur les réalisations de qualité ?
Pour moi, les musées sont avant tout des lieux où l’on peut espérer voir des œuvres d’art dans les meilleures conditions possibles d’éclairage, de volume et d’exposition. Les établissements qui ont réussi cela sont des modèles. Il faut aussi une institution qui présente des expositions remarquables, comme celle de John Golding sur Picasso : logique et didactique parfaite, aménagement pensé, œuvres admirables. La combinaison du tout donne un succès populaire. Comme toutes les entreprises, les musées dépendent des gens qui les font vivre : si importantes que soient les collections, elles dorment inutilement s’il n’y a personne pour les faire vivre.
Vous demandez à des architectes de proposer des projets dans un délai de six mois. Comment allez-vous procéder ?
Le jury jugera d’abord l’attitude et l’approche vis-à-vis de ce projet du Bankside. Il sera composé d’administrateurs, d’artistes et de personnalités extérieures. Il y aura au moins deux de ces personnalités, plus un spécialiste des musées et un architecte extérieur. Nous sélectionnerons d’abord une quinzaine de candidats au projet, avant de réduire leur nombre, à six ou quatre.
Comment allez-vous concilier les deux rôles : directeur de musée et responsable d’un chantier ?
Il est impossible de faire autrement si l’on veut avoir un bâtiment de qualité. Nous nous sommes organisés pour que les deux activités se déroulent de pair au cours des quatre ou cinq années à venir. De grandes expositions sont déjà programmées : Whistler, De Kooning, Cézanne.
Avez-vous versé des fonds pour obtenir le site ?
Nous avons conclu un arrangement avec l’actuel propriétaire, Nuclear Electric, établissement public, et nous allons discuter avec le gouvernement des termes de l’acquisition. Traditionnellement, les musées reçoivent des subventions de fondation, mais il y a d’autres solutions qui peuvent prendre la forme d’une dotation initiale : à nous de faire le reste.
Théoriquement, aucune discussion n’est en cours ?
Non, mais l’on parle d’une subvention de 70 millions de livres (600 millions de francs environ). La somme est beaucoup plus importante pour les autres grands musées nationaux, mais rien n’arrive tout fait. Tout est donné par l’Histoire…
(1) En 1993, le Parlement a adopté le National Lottery Bill, loi créant une loterie afin de collecter de l’argent pour les arts notamment. Le pactole de cette loterie pourrait atteindre 75 millions de francs en 1995.
(2) La Millennium Commission (commission du millénaire) sélectionnera les projets destinés à marquer le passage en l’an 2000, qui bénéficieront d’un soutien financier.
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L’extension de la Tate Gallery : un entretien avec Nicholas Serota
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : L’extension de la Tate Gallery : un entretien avec Nicholas Serota