Art ancien

7 clefs pour comprendre

Les variations du corps dans l'Antiquité

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 20 mars 2014 - 1177 mots

Masculines ou féminines, vêtues ou dévêtues, idéalisées ou réalistes, profanes ou sacrées, en marbre ou en bronze… les représentations du corps humain sous l’Antiquité reflètent les aspirations et fantasmes des époques qui les ont conçues, comme nous le donnent à voir plusieurs expositions aujourd’hui.

1 - Une idole de fécondité
Oscillant entre modeste galet à peine ébauché et sculptures proches de la grandeur naturelle, les idoles cycladiques scellent la première rencontre des sculpteurs grecs avec le marbre. Née vers 2600-1500 avant J.-C., cette statuette avoisinant les trente centimètres a pu être attribuée à un artiste dont on a reconnu le style : le « Maître du Fitzwilliam ». Au-delà de sa perfection formelle (on devine de savants rapports d’angles et de proportions derrière cette figure faussement « primitive »), cette « poupée » de marbre aux bras croisés, au triangle pubien incisé et au ventre légèrement gonflé laisse à penser qu’elle incarne vraisemblablement le concept de fécondité. C’est pourtant aux côtés du défunt replié en position fœtale que les « idoles » se devaient de reposer, non loin d’oreillers de pierre, d’accessoires de parure ou de toilette, ou même de gobelets de marbre. À l’instar des anciens Égyptiens, les marins des Cyclades concevaient-ils la mort comme un voyage, et non comme une fin inéluctable ? On est en droit de le supposer. Couvertes à l’origine de pigments rouges et bleus, ces figurines célestes ont traversé les millénaires dans leur nudité originelle, profondément sacrée.

2 - Le corps divinisé
Reconnaissable aux traits fins de son visage et à son nez légèrement busqué, Livie, l’épouse de l’empereur Auguste, est ici représentée pour la postérité sous les traits d’une déesse liée à la fertilité : Cérès ou Fortuna. Reprenant les canons de la statuaire grecque du Ve siècle avant notre ère, l’impératrice est vêtue d’un sage chiton (tunique) à rabat et d’un himation (manteau) relevé en voile sur sa tête. Nulle émotion ne semble affecter son visage sévère. Imperturbable, cette effigie d’une froideur toute classique obéit à un dessein clair : immortaliser la lignée de l’empereur Auguste, en déifiant les membres de son entourage. Ce portrait de Livie s’inscrit donc dans une série d’œuvres augustéennes réalisées in forma deorum, c’est-à-dire « à la manière des dieux ». La postérité de ce type de sculptures, gagnées parfois par un certain académisme, sera considérable…

3 - La jeunesse éternelle
Viril, glorieux, héroïque, anthropocentrique, tel est pensé le corps par les grands sculpteurs grecs du premier âge classique, au Ve siècle avant notre ère. Véritable icône de cette période, le Discobole de Myron saisit un jeune athlète dans sa nudité idéale, au moment précis où il s’apprête à lancer son disque. Tout n’est ici que tension et perfection. Réalisée d’après un bronze grec hélas disparu, cette copie romaine en marbre perpétue le souvenir de cette œuvre emblématique d’une Grèce qui vouait au corps masculin une véritable vénération. Il faudra attendre le IVe siècle avant notre ère pour que les sculpteurs commencent à s’intéresser aux charmes du corps féminin et à ses variations… Adeptes des jeux du stade comme démonstrations de perfection virile, les régimes totalitaires reprendront à leur compte cette sacralisation de la force athlétique. 

4 - Une troublante allégorie du Désir
Loin des certitudes du Ve siècle triomphant, le IVe siècle explorera des thèmes jusqu’ici négligés par les artistes grecs : ce qui n’est pas encore fini – la jeunesse –, ce qui se défait – la vieillesse. Ambiguë et fragile, cette frêle représentation d’adolescent n’est autre qu’Éros, le fils d’Aphrodite, la déesse de l’Amour. Il incarne le désir, qui peut être, en Grèce, celui que les hommes portent à de jeunes éphèbes. On reconnaît dans cette tendre anatomie la marque du bronzier Lysippe, qui allongea considérablement le canon créé par Polyclète : désormais, la tête est contenue huit fois dans le corps. L’adolescent ailé s’apprête ici à décocher la flèche qui enflammera le cœur de sa victime. Ce type de statue ornait les gymnases, où les apprentis athlètes exhibaient aux yeux de tous leur musculature juvénile, dans l’espoir d’être admirés et séduits.

5 - Le premier nu profane
Bien avisés furent les habitants de la ville de Cnide, en Asie Mineure, d’accepter du sculpteur Praxitèle ce nu audacieux représentant la déesse Aphrodite saisie au moment du bain. Toute l’Antiquité accourut bientôt pour admirer dans un petit « temple-écrin » cette statue qui rompait avec des décennies de puritanisme et de conventions religieuses ! La légende rapporte que Praxitèle n’hésita pas à s’inspirer des courbes voluptueuses de son amante, la courtisane Phryné, pour traduire dans le marbre les charmes de la déesse de l’Amour. On mesure au nombre de copies que l’Histoire a bien voulu nous léguer – une cinquantaine d’exemplaires ! – l’immense postérité de cette œuvre, véritable révolution dans l’histoire de l’art. On aurait tort, cependant, d’interpréter cette sculpture comme une vulgaire scène de genre. En procédant à ses ablutions, la déesse de l’Amour régénère la puissance érotique dont elle est investie : ce charisme divin, qui est une force dangereuse pour tout mortel qui s’en approcherait de trop près…

6 - Le corps idéologique
La découverte de cette statue de l’empereur Auguste, le 20 avril 1863, dans les ruines de la Villa de Livie, allait hisser cette œuvre au rang d’icône de la romanité. Opérant la fusion des idéaux de la sculpture polyclétéenne et de la propagande impériale, ce portrait scelle les noces de l’esthétique au service du pouvoir. Le Princeps est ici figuré dans une pose héroïque qui sied à son rang. Chaque détail est lourd de sens. Ainsi la cuirasse est-elle ornée d’une scène historique, propre à nourrir la propagande augustéenne : la restitution des enseignes perdues par Crassus lors de la désastreuse bataille de Carrhes contre les Parthes, en 53 av. J.-C., mais aussi par Antoine lors de ses campagnes en Orient. Il faut imaginer l’empereur Auguste brandissant une lance dans la main gauche et arborant dans la main droite les enseignes glorieusement reconquises.  À ses pieds, à droite, le petit Amour chevauchant un dauphin est une allusion à la déesse Vénus, ancêtre dont prétendait descendre la gens Julia…

7 - Le corps réaliste
Dans ce monde ouvert qu’était le bassin méditerranéen dans l’Antiquité, l’Afrique du Nord n’était pas épargnée par le modèle artistique gréco-romain. Les hommes comme les produits circulaient, comme le reflètent les superbes statues en bronze découvertes sur le sol marocain. Féru de littérature, de sciences et d’art, l’empereur Juba (qui régna de 25 av. J.-C. à 23 ap. J.-C.) semble avoir souvent résidé à Volubilis, à quelques kilomètres de Fès ou de Meknès, bien qu’aucun palais ou résidence princière n’y ait été découvert. Une seule certitude : ce Numide élevé dans un environnement phénico-punique puis hellénisé par son éducation appréciait la sculpture gréco-romaine. En témoigne cette saisissante figure de pêcheur, dont le réalisme est l’héritier des toutes dernières recherches de la statuaire hellénistique. Loin de la figure de l’athlète idéal, le corps est ici gagné par la vieillesse et la décrépitude. Une brèche dans laquelle vont s’engouffrer à satiété les sculpteurs romains…

« Corps et esprits, Regards croisés sur la Méditerranée antique »
Musée d’art et d’histoire de Genève (Suisse)
Jusqu’au 27 avril 2014
www.ville-ge.ch/mah

« Moi, Auguste, empereur de Rome… »
Grand Palais, Paris-8e
Jusqu’au 13 juillet 2014
www.grandpalais.fr

« La Beauté du corps dans l’Antiquité grecque »
Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)
Jusqu’au 9 juin 2014
www.gianadda.ch

« La Beauté du corps dans l’Antiquité grecque »
Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)
Jusqu’au 9 juin 2014
www.gianadda.ch

« La Beauté du corps dans l’Antiquité grecque »
Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)
Jusqu’au 9 juin 2014
www.gianadda.ch

« Moi, Auguste, empereur de Rome… »
Grand Palais, Paris-8e
Jusqu’au 13 juillet 2014
www.grandpalais.fr

« Volubilis, une histoire du goût en Méditerranée. Bronzes antiques du Maroc »
MuCEM, Marseille (13)
Jusqu’au 25 août 2014
www.mucem.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : Les variations du corps dans l'Antiquité

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