PARIS
Exhumés au XXe siècle, puis détruits dans un bombardement, les vestiges de basalte du site araméen de Tell Halaf s’invitent au Louvre au terme d’une restauration titanesque, au sein d’une exposition inédite consacrée aux « Royaumes oubliés ».
Une bombe au phosphore, lâchée par un avion en pleine ville, sur un musée archéologique. Elle explose et le bâtiment prend feu. La température monte à environ 800 °C, d’après les études récentes faites au microscope sur les fragments des sculptures en basalte retrouvés : lorsque les pompiers ont tenté de maîtriser l’incendie, le choc thermique de l’eau glacée sur la pierre brûlante a fait exploser les œuvres. Pas une des pièces conservées dans ce musée consacré au site araméen de Tell Halaf, cité fondée au IXe siècle av. J.-C. à quelque 300 km d’Alep, en Syrie, n’a échappé à la destruction. Au sol, gisent pas moins de 27 000 fragments de basalte. Les petits objets en céramique ou autres matériaux ont été quant à eux pulvérisés.
Le lieu du drame ? Non, ce n’est pas la Syrie – même si une semblable tragédie s’y est déroulée récemment : le 26 janvier 2018, un site voisin de Tell Halaf, Aïn Dara, a en effet été détruit par un bombardement, avec aussi ses sculptures de basalte. La catastrophe qui a mis en miettes les sculptures de Tell Halaf a eu lieu au cœur de l’Europe, à Berlin. Le 23 novembre 1943, les Alliés bombardent cette ancienne fonderie dont ils n’imaginaient pas qu’elle abritait depuis presque quinze ans un musée archéologique exceptionnel, fondé par Max von Oppenheim, le découvreur de Tell Halaf, grâce au principe du partage des fouilles. Du 2 mai au 12 août 2019, au sein d’une exposition inédite intitulée « Royaumes oubliés, de l’empire hittite aux Araméens », le Louvre, engagé pour le patrimoine en péril à travers, notamment, un rapport sur la protection du patrimoine dans les zones de conflit rédigé en 2015, expose ces pièces qui viennent de renaître de leurs cendres, au terme d’une restauration titanesque. Une expérience menée par le Pergamonmuseum, à Berlin, entre 2001 et 2010, que le musée allemand espère pouvoir mettre, un jour, au service de la Syrie.
Lorsque le Musée de Tell Halaf de Max von Oppenheim est réduit en cendres, c’est un témoignage exceptionnel d’une civilisation oubliée pendant des siècles qui est détruit. « Jusqu’au XIXe siècle, l’empire hittite et les royaumes néo-hittites et araméens qui en sont les héritiers sont connus seulement par quelques mentions dans la Bible. À partir de la découverte dans les années 1830 par le Français Charles Texier du site qui se révélera avoir été la capitale de l’empire hittite, on découvre peu à peu l’histoire de ces civilisations qui eurent une influence non seulement sur la culture assyrienne, mais aussi sur la Grèce antique », explique Vincent Blanchard, conservateur au département des Antiquités orientales du Louvre et commissaire de l’exposition « Royaumes oubliés ». C’est seulement au cours des XIXe et XXe siècles que ces royaumes oubliés se dévoilent peu à peu, avec l’essor de l’archéologie. Le baron Max Freiherr von Oppenheim y consacre sa vie. Après des études de droit, ce fils rebelle d’une grande famille allemande renonce à un poste de premier plan dans la banque familiale puis à une brillante carrière de diplomate pour assouvir sa « tragique passion » (dixit son père) pour l’archéologie. Elle le mènera jusqu’au site de l’ancienne Guzana, à Tell Halaf, qu’il découvre en 1899, à 39 ans, après avoir entendu parler lors d’un dîner chez le cheikh kurde Ibrahim Pacha de statues monumentales d’animaux à tête humaine qui avaient été vues à cet endroit.
Entre 1911 et 1913, le baron y mène des fouilles qu’il finance lui-même, mobilisant jusqu’à cent cinquante ouvriers pour mettre peu à peu au jour cette ville fondée au Xe siècle av. J.-C., en particulier le palais du roi Kapara, avec ses colonnes, ses décors sculptés d’une extraordinaire richesse iconographique, ses statues monumentales – comme celle que l’archéologue appelle amoureusement sa « Vénus », « et dont on pense aujourd’hui qu’il s’agit vraisemblablement d’une statue d’ancêtre », précise Vincent Blanchard. La Première Guerre mondiale l’oblige à suspendre les fouilles. Après le conflit, la Syrie passe sous mandat français : le baron allemand doit attendre que son pays entre dans la Société des Nations en 1926 pour retourner à Tell Halaf. Dès 1927, le voici de retour dans l’ancienne Guzana. Tout en faisant construire un petit musée à Alep pour conserver les vestiges du site, il commence à faire acheminer en Allemagne une partie des sculptures qu’il a découvertes…
Le 15 juillet 1930, jour de son anniversaire, il ouvre un musée à Berlin, dans une ancienne fonderie. Afin de donner aux visiteurs l’impression la plus vivante de la monumentalité du palais, Oppenheim a reconstitué en plâtre une partie de ses murs. « Aucun musée ne peut s’enorgueillir d’un cadre plus romantique : des statues de dieux en pierre s’élèvent majestueusement contre des murs nus et presque abandonnés, des sphinx terrifiants et étranges, des hommes-oiseaux-scorpions et des griffons géants sourient dans des coins sombres, tandis que des pierres splendidement sculptées sont stockées sur le sol en bois brut », décrit un Berlinois à l’occasion de l’extension du musée en 1936.Des visiteurs curieux viennent parfois de très loin pour admirer ces étonnants vestiges, du roi d’Irak Faysal Ier à Samuel Beckett, fasciné par ces figures massives et primitives : « Superbly daemonic, sinister + implacable », écrit le dramaturge irlandais à propos d’un aigle retrouvé sur la terrasse du palais occidental. Quant à Agatha Christie, dont l’archéologue de mari Max Mallowan s’entretient des heures durant dans les salles du musée avec Max von Oppenheim, elle sort du musée sous le choc des « laides statues » qui l’ont scrutée pendant une durée interminable et stupéfaite de l’amour que l’archéologue voue à celle qu’il appelle sa « belle Vénus » de pierre.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, la plupart des musées de la capitale du Reich sont fermés. Mais évacuer les sculptures monumentales du musée de Tell Halaf aussi bien que les fragiles pièces de céramiques paraît trop ardu. Et Max von Oppenheim est de nature optimiste. « Chin up ! Bon courage ! And don’t loose your sense of humour ! », a-t-il pour devise. Lorsque le musée est bombardé, l’archéologue, alors à Dresde, demande à Walter Andrea, conservateur du département des Antiquités du Proche-Orient du Pergamonmuseum, de rassembler tous les fragments des sculptures. Malgré la pénurie de main-d’œuvre et de capacités de transport, malgré le manque d’espace au sein du musée, Walter Andrea finit par accepter et annonce en août 1944 le succès de l’opération. Jusqu’à sa mort en 1946, Max von Oppenheim rêve que sa collection renaîtra un jour, comme « un phénix de ses cendres ».
Pendant plus d’un demi-siècle, l’histoire en décide autrement : les 80 m3 de fragments, s’ils sont conservés dans les caves du Pergamonmuseum, restent la propriété de la Fondation Max Freiherr von Oppenheim, fondée en 1929. Or, celle-ci a installé son siège à Cologne. « Il a fallu attendre la chute du mur de Berlin, en 1989, pour envisager une restauration des statues », commente Vincent Blanchard. Mais, une fois l’Allemagne réunifiée, d’autres difficultés apparaissent : « Il a fallu nous assurer que la reconstruction des statues était techniquement possible, et résoudre des problèmes de financement », explique Nadja Cholidis, conservatrice du patrimoine au Pergamonmuseum. La restauration, jugée irréalisable jusqu’en 1994, commence en 2001, sous la direction de Lutz Martin, directeur adjoint du Musée du Proche-Orient, au sein du Pergamonmuseum, et de Nadja Cholidis.
Si le recours aux nouvelles technologies est envisagé, l’équipe opte cependant pour une restauration traditionnelle. « Nous avons d’abord pensé scanner les pièces et utiliser un programme permettant de les mettre en relation les unes avec les autres. Mais il aurait sans doute fallu des années et un apport financier que nous n’avions pas pour numériser les 27 000 fragments et mettre au point un programme », confie Nadja Cholidis. Aussi, c’est armés de leurs seuls yeux et de leur patience que Lutz Martin et Nadja Cholidis, secondés par trois archéologues pour trier et identifier les fragments, puis par dix-huit restaurateurs et deux artisans d’art, ont reconstitué une centaine de sculptures, d’éléments architecturaux et d’outils en pierre.
La première étape de la réalisation du rêve fou de Max von Oppenheim fut donc de déballer et d’étaler les 27 000 fragments de basalte sur des palettes, afin de les classer. « Nous avons procédé pour cela comme sur un chantier de fouilles, en les classant en fonction des décors des reliefs ou des surfaces lisses », explique Nadja Cholidis. Pour reconstituer les sculptures, l’équipe a ensuite utilisé les nombreuses photographies des œuvres prises lors de leur découverte par Max von Oppenheim ou après leur restauration par l’artiste et sculpteur russe Igor von Jakimow pour l’ouverture du musée – de nombreuses sculptures avaient été exhumées en plusieurs morceaux ou avaient subi des dommages après leur découverte. « On distingue sur ces photographies le moindre détail. L’identification des fragments a été beaucoup plus aisée que nous le pensions. La brisure était souvent si nette qu’on sentait immédiatement quand deux éléments s’ajustaient l’un à l’autre », témoigne Lutz Martin.
Après avoir été identifiés, numérotés et reportés sur un schéma, les fragments furent assemblés. Dès la première année, un lion est ainsi reconstitué. « Au final, nous avons reconstitué environ 95 % des pièces de basalte », se félicite Lutz Martin. Un tour de force, dont témoigne notamment la sculpture du griffon gardien de la porte intérieure du Palais Ouest, reconstruite à partir de 2 600 fragments. « Certaines avaient la taille d’un ongle, d’autres étaient si lourdes qu’on pouvait à peine les soulever », raconte Lutz Martin.
Mais le prodige de cette restauration ne s’arrête pas là : certaines statues sont désormais plus proches de leur état d’origine qu’avant le bombardement. « Nous avons pu repérer et corriger des erreurs commises lors des restaurations menées par Igor von Jakimow : par exemple, des fragments d’un lion et d’une lionne avaient été intervertis. Nous avons ainsi pu les replacer au bon endroit », explique Nadja Cholidis.
Voici donc le rêve de Max von Oppenheim réalisé : les statues de Tell Halaf ont bel et bien ressuscité « comme un phénix de ses cendres ». Après avoir été exposées au Pergamonmuseum en 2011, les voici au Louvre, pour la première fois mises en perspective avec l’empire hittite, dont elles sont les héritières, et les royaumes néo-hittites ou araméens, dont elles sont contemporaines. « Elles témoignent de l’impact des guerres sur le patrimoine », confie Vincent Blanchard. Alors que nous sommes aujourd’hui témoins des ravages des conflits sur le patrimoine du Moyen-Orient dont elles proviennent, ces statues restaurées portent aussi en elles l’espoir d’une reconstruction future des œuvres détruites ces dernières années dans cette région du monde. « Dès que la situation sera stabilisée en Syrie, nous espérons pouvoir aider à la reconstruction », insiste Nadja Cholidis. Celle du patrimoine, mais aussi, à travers ce dernier, de la société.
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Les miraculées de Tell Halaf au Louvre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Les miraculées de Tell Halaf au Louvre